
« Je pénètre un cybermarché virtuel, spécialiste dans la rencontre numérique. J’espère y trouver, entre autres tomates de masse, ce fruit d’amour prénommé Christian. Love on the Net, c’est bien son genre. Je choisis de m’exposer au rayon des femmes à vendre.
Le magasin me propose un référencement gratuit et sans engagement. La procédure de standardisation commence normalement.
Femme recherche homme entre 39 et 40 ans.
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Ces présentations achevées, on m’invite à remplir un profil d’hétérosexuel romantique. Je crée mon pseudo, disons que je m’appelle Cyr@no.
Or çà , madame ! Quel est ce chamaillis ? Où emmènes-tu mon nom, scélérate ! Attention, je vais groindre !
— Je te transforme, voilà tout. Il ne peut te déplaire que je vienne troubler la pièce d’un confrère.
Tu es plus fourbe qu’un Scapin. Quel rôle veux-tu me donner cette fois ? Garce ou garçon ?
— Que je sache, Cyrano, depuis l’enfance nous sommes amoureuses des mêmes galants.
Crois-tu, fillette ? Je ne suis pas seulement ton autre, sais-tu. J’ai mon existence propre. Elle te prĂ©existe et te survivra. Ne maltraite pas mon nom, Roxane.Â
— Fais-moi confiance, je ne te trahirai pas. Tu fus mon éducatrice par procuration, alors ne te formalise pas. Je veux que tu libères Christian, c’est tout.
Cesse de te fiche de moi. Explique, vielle sotte, je n’y entends rien encore.
— Laisse-moi d’abord nous inscrire sur le site.
L’écran me demande ma date de naissance. Cyrano me donne la dictée.
Tu naquis le dix-septième mars mil neuf cens soixante quatorze, Roxane, progĂ©niture d’un gentilhomme inconnu, mais supposĂ© Jean Rochefort, Charles Bronson ou Sydney Poitier, et de damoiselle Rose Berger, dĂ©miurge saltimbanque. Tu vins au monde sans noble parrain, et tu reçus pour marraine damoiseau Hercule Savinien de Cyrano de Bergerac, ton cousin irrĂ©gulier, âme mousquetaire et fantasque nĂ©e Ă Paris quelque temps avant toi, ami intime de sieur Lebret, dramaturge extravagant et ferrailleur bien membrĂ©, Ă©picurien libertin plus qu’amant Ă©plorĂ©, disciple impĂ©nitent du philosophe Gassendi, hĂ©tĂ©roclite cadet de Gascogne, coureur de culottes et de cabarets, voyageur intersidĂ©ral de…
— Suffit ! Assez de fables. Je te suis reconnaissante, cependant, de confirmer le lien qui nous unit. Et d’endosser tous les sexes utiles à la comédie.
Je puis contenir tous les genres  qui t’agréent, fanfaronne. Souviens-toi de l’époque où, six mois durant, tu fis de moi un garçon.
— Balivernes…
Les suites d’un bouleversement hormonal, veux-tu dire. Treize ans, tes premières règles, ton premier baiser. Cette langue était répugnante.
— J’en garde un souvenir…
Râpeux. Pouah! Ton professeur de théâtre avait la bouche trop vieille pour ton jeune organe, Roxane. Mais, diantre, il parlait bien : soyez  verge autant que vulve, disait-il, inventez un troisième sexe, celui qui cumule les tares des deux autres.  Jamais tu ne m’aurais pensée garçon, folle enfant, si ce grand homme ne t’avait pas inspirée.
— Sottises.
Tu m’intéresses, saligaude. Continue notre inscription.
Une liste déroulante me présente un inventaire de pays, parmi lesquels choisir celui où je réside actuellement. Pourquoi pas  «Terres australes et antarctiques françaises », région « French Southern and Antartic Lands » ? Cyrano proteste :
Me faire indigène dans nos colonies ? M’abaisser au rang d’esclave polaire ?
— Tu m’obéiras, Cyrano, puisque je te contiens et non l’inverse. Je t’enserrerais dans la boucle d’un @. Tu ne m’échapperas pas. »
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