Comme chacun sait, un petit tramway parisien relie plusieurs portes du sud de Paris. On les appelle des portes mais ce sont des frontières. Elles abritent Paris de ses banlieues, même les plus embourgeoisées.
Cette ligne séparatrice et aérienne, je la prends quelquefois. L’irrésistible appel des transports en commun… Comment ne pas céder à la tentation de leurs tentacules.
Transports en commun, je vous aime. J’aime vos usagers. Si vous pouviez mesurer l’amour que tous, nous nous portons.
Je l’attends, il arrive, les portes s’ouvrent. Je m’engouffre dans la rame, tĂŞte basse et bonnet enfoncĂ© sur les yeux. Point de place. Station debout. Les corps se frĂ´lent. Pouah, qu’est-ce qu’il a la peau moite, celui-lĂ ! Et elle ? D’oĂą lui sort cette deuxième paire de fesses ? Et dĂ©jĂ des relents d’humanitĂ© compressĂ©e vous agacent les narines. Parmi ces bonnes gens, quelques tuberculeux expectorent leurs virus contre les bien portants ; c’est pour mieux partager les microbes, mon enfant. BientĂ´t, une haleine fĂ©tide vous prend Ă la gorge. Comprenez, le monsieur a peur du dentiste, il prĂ©fère laisser pourrir ses dents.
Une station plus loin, le flot se renouvelle. Vous en profitez pour accaparer un siège vide, et si cette femme enceinte vient vous le rĂ©clamer, vous lui parlerez de votre dĂ©collement placentaire. Oui, vous ĂŞtes enceinte vous aussi ! Du moins… vous l’Ă©tiez, il y a dix ans. Il faut croire qu’elle vous entend penser, ou que votre regard est assez Ă©loquent, car elle n’ose vous agresser, elle finit mĂŞme par s’éloigner, tous, ils reculent dans les allĂ©es, et bientĂ´t c’est le vide autour de vous.
Qu’avez-vous fait ?
Rien.
C’est un ivrogne obèse qui vient d’embarquer.
L’état de sa peau suggère la gale. Les lentes Ă©parpillĂ©es dans ses cheveux annoncent la prochaine naissance de jeunes poux. Alors les bonnes gens s’enfuient. Dieu prĂ©serve les tuberculeux des pouilleux ! Cet homme rouge pue, mon dieu, comme il pue, ça fait pitiĂ© tellement il pue. Vous ĂŞtes bien tentĂ©e de dĂ©barrasser le plancher, vous aussi. Mais non, vous ne pouvez pas faire comme les autres qui ont choisi de le fuir avec ostentation. Car ces bonnes gens, qui s’entre-mĂ©prisent en silence, assument collectivement et avec sincĂ©ritĂ© leur dĂ©gout pour la lie du social. Et cela mĂŞme quand elles puent de la gueule, et qu’elles vous crachent leur tuberculose au visage. Les bonnes gens ont bien le droit d’ĂŞtre immondes, elles : elles paient des impĂ´ts et mènent une vie sĂ©dentaire. Pas l’espèce de SDF qu’elles esquivent avec tant de talent.
Vous ĂŞtes donc la dernière captive de l’espace contaminĂ© par le Rouge. C’est Ă vos cĂ´tĂ©s qu’il vient asseoir ses puanteurs. En passant, il vous dit Pardon, mademoiselle. Pardon ?
Ce type-là s’est excusé toute sa vie, de son obésité, de son alcoolisme, de son chômage, de ses poux, de sa gale et de ses vieux habits. Il fait tout ce qu’il faut pour s’insérer dans la société, il a une assistante sociale, elle lui a trouvé une chambre dans un centre d’hébergement, une carte solidarité transport, des bons alimentaires, une association d’alcooliques anonymes, des cours de dessins en mairie, et pourtant, rien à faire, il n’arrive pas à se faire aimer, et il boit, il boit, il boit pour oublier à quel point ceux qu’il veut contenter sont haïssables.
Trop lâche pour m’enfuir au sens propre, je m’échappe dans un livre de compagnie. Page 23 :
Casse-Pattes n’arrivait pas à comprendre pourquoi les Rouges ne s’étaient pas éteints depuis des années : leurs squaws étaient tellement laides. Mais si on fermait les yeux, elles faisaient l’affaire en attendant de retrouver de vraies femmes.
Je n’étouffe pas mon rire. Mon Rouge croit sans doute que je me moque de lui. Laid comme une squaw, l’ivrogne n’en est plus Ă une moquerie près. Mais je ne ferme pas les yeux.
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