« Muriel espionne ses invités depuis la cuisine.
— Elle a l’accent anglais et elle est noire, minaude Bianca, tout à fait amusée. Je l’aurais pas deviné.
Bernard répond à sa femme par un haussement d’épaules. À ce moment, Muriel choisit de réapparaître dans le salon:
— Oui, Bianca, la couleur, ça ne s’entend pas ; c’est dommage.
Elle sert de la bière de banane à ses convives et leur tend des coupelles emplies d’amuse-gueule. Les poumons de Bernard éructent une toux gênée, qui se transforme en une quinte incoercible quand Muriel, s’asseyant sur le canapé entre Bernard et Bianca, répète, le ton évasif :
— Et puis à l’interphone, ça se voit encore moins.
— J’étais justement à la FNAC hier, dit Bianca, et…
Hier, à la FNAC, au rayon littérature, Bianca a pris un roman, au hasard, sur le présentoir. Amis voyeurs, retournons-y à pas feutrés, et observons-la silencieusement, afin de ne pas la déranger. Elle feuillette le livre et écoute le narrateur lui décrire deux personnages :
Une petite grosse aux yeux noirs ; Bianca imagine une petite grosse aux yeux noirs. Avec des dents grises. Un grand maigre aux yeux bruns ; Bianca voit un grand maigre aux yeux bruns. Avec des dents jaunes. Quelques pages plus loin, le narrateur précise : le grand Noir aux yeux bruns, toujours aussi maigre.
— Tiens, pense Bianca, c’est un Noir, ce grand maigre. Le narrateur aurait dû la prévenir tout de suite.
Quelques pages plus loin, le narrateur exagère: le Noir à la peau brune.
— Mais enfin, il est de quelle race ce grand maigre? se demande Bianca.
Plus tard, le narrateur abuse : la petite Blanche aux yeux noirs, toujours aussi grosse.
— Évidemment qu’elle est blanche cette petite grosse, pense Bianca.
Le narrateur n’avait pas besoin de la prévenir.
Plus tard, le narrateur pousse le bouchon vraiment trop loin : la Blanche à la peau brune. — Mais enfin, elle est de quelle race cette petite grosse ? se demande Bianca.
Bianca repose le livre sur le présentoir.
Les anciens francs, c’était mieux que l’euro.

Démasquée, Muriel, la Noire à l’oeil noisette et à la peau tirant sur le bleu, se fourre une noix de cajou dans la bouche, la mâche lentement, avant de briser le silence épaississant entre les trois occupants du canapé :
— Moi, dit-elle à Bianca, je vous imaginais bien brune et boulotte, mais je n’aurais jamais cru que vous étiez jaune…
Le menton tremblant de colère, Bianca observe son concubin, espérant qu’il lave l’injure. Mais devant l’inertie de son trop futur époux, elle se fait sa propre avocate:
— Je ne suis pas jaune. Du tout.
Elle ajuste sa robe chasuble.
— Et alors ? dit Muriel, sans daigner regarder sa contradictrice. Est-ce que je suis jaune, moi ? demande- t-elle, l’index pointé sur son caraco couleur camélia. Je ne suis pas anglaise non plus, d’ailleurs. Et vous-même, Bianca, êtes-vous dyschromatopse ?
Rougeoyante de colère, Bianca répond pourtant très calmement:
— Ça m’est égal. Je ne suis pas jaune, c’est tout. Mon arrière-grand-père était indochinois, certes, mais c’était du côté de ma mère, et je n’appartiens pas à une minorité ethnique : je suis de Levallois-Perret.
Muriel enfonce un clou rouillé dans la plaie ouverte de Bianca :
— Bianca. Bianca, ça veut dire Blanche en italien, non ? Alors non seulement vous êtes blanche, mais en plus, vous êtes italienne ?
La plaie s’infecte, mais, dure à la douleur, Bianca demeure stoïque comme une colombe albinos esquivant la bave du crapaud:
— Non, je ne suis pas italienne : je n’appartiens pas à une minorité ethnique, je vous l’ai dit; je suis de Levallois, je suis blanche et je m’appelle Blanche, même en Italie. Ce n’est pourtant pas compliqué, non ?
— Et vous, Bernard, reprend Muriel, êtes-vous achromatopse ?
Elle sourit.
— Comprends pas…, marmonne Bernard. »
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voyelles, je dirai quelque jour vos naissances latentes…
A, noir corset velu des mouches éclatantes…
E, candeur des vapeurs et des tentes…
Bon, on arrête avec Rimbaud !
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A, noir corset velu des mouches éclatantes…
E, candeur des vapeurs et des tentes…
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