La première fois, c’était dans un voilier, en mer Adriatique. Le bateau sentait l’huile, le crayon et le carton. L’eau avait une drôle de texture, de chair, de cheveu. Egon n’avait plus que 11 ans à vivre. Moi, je serais encore là le siècle d’après.
Il venait d’avoir 17 ans. Je l’avais rencontré à un mariage, où je faisais bonniche exotique. L’iconoclaste me présente bientôt son ami Gustav, peintre déjà bien installé, de 28 ans son aîné. Egon aimait les chairs fripées.
Ayant perdu son père deux ans plus tôt, il avait une vision du monde un peu torturée, de sorte qu’il avait ce pouvoir, changer l’eau en chair ou en cheveux, mais aussi se désosser. Parfois il ressemblait à un pantin désarticulé.
Il aurait dû travailler dans les chemins de fer, c’était son roman familial. Inscrit à l’Ecole Polytechnique supérieure, il dévie, Académie des Beaux-Arts et compagnie, puis se rebelle, un peu comme James Dean dans la Fureur de Vivre.
Il crée un parti politique (si), le Groupe pour le nouvel art, et se fait très vite remarquer, sa pantomime, ses airs hautains, sa manie de la masturbation et les sexes faibles qu’il dévore.
Bien entendu je l’accompagne partout. A l’Exposition internationale des Beaux-Arts de Vienne, en 1909, je suis là, je fais toujours la bonniche exotique pour ne pas trop secouer les conventions révolutionnaires de l’époque et de l’art nouveau.
Klee, Kubin, Klimt sont parmi nos meilleurs amis. Souventes fois, nous les recevons dans notre voilier particulier, amarré au port de Trieste. Je leur prépare de délicieux mafés, accompagnés de manioc et de bananes plantains. Ils adorent ça. Des fois, je cuisine de la Linzer Torte. Quand on est bonniche, il faut se garder de trop transgresser l’ordre cuisinier. Egon, lui, transgresse, l’ordre moral. Il peut, il n’est pas bonniche. Alors il y va, Egon.
Bien sûr, je ne suis pas son seul amour. Egon couche aussi avec Wally, qui, je pense, couche avec Klimt, dont elle est le modèle dépravé. A une époque Wally et Egon habitent ensemble, en république tchèque. Ils croient que c’est la Bohême. Pourtant tout le monde le déteste, sa peinture est trop audacieuse, sa vie offense, c’est un terroriste. Il fricote avec des demoiselles pré-pubères, ce qui n’est tolérable qu’en Thaïlande ou quand on est curé. Résultat, vingt et un jours de détention en 1912. Protestations.
En prison, je lui apporte des oranges. Il peint. 13 tableaux. Et enfin il rompt avec Wally. Plus bourgeois que bohème, Egon ne peut décemment pas l’épouser. Elle n’est pas bonniche, mais c’est une espèce de pute. Pas une sorte d’épouse.
Il épouse une Edith, sa création s’assagit.
Un temps, il fait soldat de garde à Vienne, puis clerc dans un camp de prisonniers. Expose. Succès. Et puis c’est la grippe, l’espagnole. Elle emporte Edith, leur foetus de six mois, Egon lui-même.
Et voilà, c’est fini.
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