Il y en a qui font les cent pas devant lâeau parce quâils nâarrivent pas Ă se dĂ©cider. Trois pas en avant, trois pas en arriĂšre. Ils ne savent pas. De toute façon, moi, je nâai plus le choix. Le choix, câest trop cher pour moi. Le choix câest du luxe.
Moi, ALPHA COULIBALY, alias sans pirogue, je monte dans un bateau avec Antoine, avec le pagne dâAbebi,  sans Augustin.
La mer nous crie dans les oreilles, le sable nous fouette. Ils sont nombreux Ă ĂȘtre restĂ©s sur le rivage : ceux qui ont renoncĂ©s, ceux qui nâont pas rĂ©ussi Ă avoir de place. Pourtant, ils avaient payĂ©. La nuit les enveloppe sur la cĂŽte. Et jâentends leurs pensĂ©es, qui nous accompagnent. Ils forment des vĆux. Nous qui avons embarquĂ©s, nous leur devons de rester vivants.
Le bateau est trop plein. Pourtant, il flotte encore. Le pilote a lâair sĂ»r de lui. Il fera attention : celui qui nous conduit ne veut pas mourir, que je sache. Je suis assis Ă la tĂȘte de la pirogue avec Antoine. Avec le pagne. Sans Augustin.
Des deux cĂŽtĂ©s montent les vagues. Elles plongent, pointues, dans le bateau. Boum. Câest comme un coup de poing. Une fois. Le bateau tangue. On sâaccroche. Lâeau nous maltraite. Boum. Deux fois. Le bateau sâenfonce. Certains jettent du lest. Surtout des bidons dâeau. Le bateau sâenfonce. Il y en a qui sautent. Avec des cordes.
Ceux qui ont sautĂ© nagent au milieu des bidons. Dâautres boivent la tasse. Certains sâencordent les uns autres. Et puis on ne les voit plus. Peut-ĂȘtre quâils ne savaient pas nager. Peut-ĂȘtre quâils sont retournĂ©s Ă la terre ferme.
Antoine et moi, on se cramponne, sans un bruit. Pas un cri dans la pirogue. Le pilote manĆuvre habilement. La vague est mauvaise, mais le pilote est malin.
Certain prient. La plupart vomissent. Je pisse dans mon slip. Pourtant, je ne sens pas ma peur. Antoine, lui reste stoïque. Sa peur le tétanise. Ferme les yeux, Antoine.
Ne regarde pas celle qui est assise à cÎté de nous. Ne dis pas son nom.
Le vent se calme, les vagues sâapaisent. Câest lâattente qui commence.
Le bateau avance, je suppose, mais je ne le sens pas se dĂ©placer. Jâai mĂȘme lâimpression quâil ne bouge pas. On a pris du retard avec la tempĂȘte.
Cette eau, câest un dĂ©sert liquide que le soleil assĂšche. Je vois comme de la vapeur Ă la surface. On y voit aussi des mirages, dans lâocĂ©an, comme en plein Sahara. DĂ©sert liquide et lisse comme un miroir brĂ»lant. Le soleil te crame la tĂȘte et la peau.
Pourtant, les Canaries, câest tout prĂšs. Quelques minutes Ă vol dâoiseau. Huit heures en bateau. Par beau temps.
Mais on a pris du retard, et les heures nâen finissent pas de couler.
Jâai mal au crĂąne. Comme si quelquâun me battait à lâintĂ©rieur de la tĂȘte.
Dans ma fiĂšvre, je crois reconnaĂźtre Augustin sous les traits dâun petit garçon qui accompagne un homme. Cet homme nâest pas son pĂšre. Pas son oncle non plus. Le petit semble terrorisĂ©. Il a dĂ» servir de monnaie dâĂ©change pour je ne sais quel trafic.
Sur lâeau, le temps est plus lent. Encore plus pour nous qui arrivons au bout dâun voyage interdit. Le bout de lâinterdit, câest le moment oĂč tu as le plus mal. Toutes les douleurs que tu nâas pas voulu entendre jusque lĂ te sautent Ă la figure. Ce que tu fais, câest interdit.
Tu sais que ça peux te coĂ»ter la vie. La vie est fatiguĂ©e de ce que tu lui infliges, elle voudrait te quitter. La vie en a marre de toi, marre de lâeau, marre du soleil, marre du bateau.
Plus on sâapproche des Canaries, plus elles semblent sâĂ©loigner de nous. Elles se dĂ©robent. Elles jouent avec nos vies impatientes.
Jâai si mal Ă la tĂȘte. Et les Canaries qui reculent pour mâĂ©chapper.
La nuit tombe. Le soleil Ă trop tapĂ©. Le pilote dit quâil faut ĂȘtre prudent, que finalement, ça va nous prendre toute la nuit.
Une passagĂšre se jette dans lâeau. Comme ça. Sans raison. Tout le monde crie. Il y en a qui deviennent dĂ©jĂ fous. La vie veut les quitter. Le petit garçon, celui qui me fait penser Ă Augustin, il pleure doucement.
Huit heures de voyage par beau temps, quâils disaient
Huit heures hors incident, hors retard, hors imprĂ©vu, hors tempĂȘte, hors fĂącherie de la vie.
Câest sĂ»r quâon nâest pas rĂ©glĂ© comme un ferry. Il va falloir se faire Ă lâidĂ©e de dormir ici.
Et de ne peut-ĂȘtre pas se rĂ©veiller.
Je préfÚre ne pas prendre de risque. Je ne dormirai pas.
Lever de soleil.
Un enfant est mort avant lâaube. Certains ont proposĂ© quâon le mange.  Ils sont devenus fous. Au bout du voyage, si la vie ne te quitte pas, câest la folie qui tâinvite. Mais cet enfant, qui Ă©tait-il ? En tout cas pas le petit bonhomme qui pleure toujours. Maintenant, il a le hoquet.
Quelques-uns vomissent. Mais vivre, câest ce quâon doit aux morts.
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