« Rosie Parks, oui. Oui, c’est ma véritable identité. On m’a souvent reproché de porter le même nom que cette bonne femme un peu frêle, qui refusa, un jeudi matin,  de céder sa place à un type dans le bus, sous prétexte qu’il était blanc.Elle était raciste, oui. Mais justice fut faite. Alors une fois pour toutes, qu’on cesse de nous confondre, elle et moi. Je ne suis pas Rosa Parks. Moi, c’est Rosie. Il n’y a entre elle et moi aucun lien de parenté. Ni aucune filiation idéologique : je cède toujours ma place. Sans distinction de race, d’ethnie, de religion, de moyen de locomotion.
Où je suis née ?
Je n’en ai pas le moindre souvenir.
Mon lieu de naissance figure probablement sur mes documents d’identité. Mais ne vous inquiétez pas de mon état civil. Civilement parlant, je vais tout à fait bien.
Mon état domicile ?
Au point de vue domicile habituel, je réside 19° 00’ 01’’ nord, et 20° 12’ 17’’ est. Non, je ne peux pas être plus précise. Ces coordonnées sont les plus précises possible. C’est une moyenne arithmétique. La moyenne des cordonnées géodésiques de Limoges et de Zanzibar.
Oui, je partage ma vie entre Limoges et Zanzibar.
On fantasme souvent, à propos de Zanzibar. Zanzibar… le royaume perdu des Arabes. Mais Zanzibar n’est pas si glamour que ça, vous savez. L’architecture urbaine de cet archipel tanzanien a quelque chose qui rappelle l’ex-Allemagne de l’Est. Et Limoges… Il y a ses arts du feu, évidemment. On fantasme souvent à propos des arts du feu. Porcelaine, émaux, vitraux, cheminots. Mais le feu n’est pas si glamour que ça, vous savez. Prométhée l’a volé, le feu, dans la forge d’Héphaïstos, sous prétexte qu’il fallait le donner aux hommes. Il était multirécidiviste, oui. Mais justice fut faite : Prométhée, enchaîné dans les montagnes du Caucase, pour l’éternité ou presque. Alors une fois pour toutes, qu’on cesse de nous confondre, lui et moi.
Oui, tout à fait. Oui, j’ai des enfants. Quatre filles au moins. Parmi les plus belles que portent les cinq continents. Mais je ne sais plus dans quel placard je les ai rangées. Bien sûr, elles sont baptisées. Selon le rite de l’église apostolique arménienne. Une bohémienne me l’avait conseillé.
Rosie Parks, oui. Oui, c’est ma véritable identité.
19° 00’ 01’’ nord, 20° 12’ 17’’est, quatre enfants environ.
On dit le plus grand bien de mes pommettes.
Et de mes fossettes.
Outre ces qualités esthétiques, je suis une voleuse.
J’ai volé le feu à la forge des mots.
Mais je ne vous laisserai pas m’enchaîner dans les montagnes du Caucase. Vous ne m’attraperez jamais. Car Yaoundé m’attend.
Je m’y vois, comme si j’y étais, car j’y serai bientôt, oui.
Suite n° 1028, dixième étage du Hilton de Yaoundé. Juste au-dessous du bar panoramique. De ma terrasse carrelée de blanc, je contemple les sept collines de Yaoundé. Pas d’oiseau de proie à l’horizon. Vent chaud, saison sèche, de la brume sur la ville. Demain commence ma tournée littéraire.
Les sept collines ont les yeux rivés sur mon déshabillé rose. Il est transparent. Piqué de plumes orange qui se dandinent savamment. Des plumes synthétiques évidemment. Le vent charrie une odeur de saucisse. Le Cameroun, c’est vrai, fut germanique, avant d’être bilingue. Que reste-t-il de ce vieux poste militaire allemand ? Les collines et le vent sont silencieux. Nul rapace dans l’horizon. Les montagnes immobiles. Il faudrait leur demander.
– Auriez-vous oubliĂ© ce poste militaire allemand ?
Les montagnes, muettes toujours, comme des rocs caucasiens. Il faudrait leur dire.
– Il n’est pas si vieux, ce poste militaire. C’était en 1889. Vous ne vous souvenez pas ? Vraiment, vraiment pas ? L’an 1889. Son exposition universelle. Elle conviait toutes les galaxies au musĂ©e du quai Branly. Et la tour Eiffel. C’était une jolie tour de Babel pour un art premier. Et la confĂ©rence de Berlin. On a mangĂ© un gros gâteau africain, Ă la confĂ©rence de Berlin. Les estomacs d’aujourd’hui s’en souviennent encore. Et la naissance de Jicky. Jicky de Guerlain. Sa fragrance d’opoponax, de lavande et de romarin. Jicky, c’était le BrĂ©sil, la Guyane et la Somalie rĂ©unis dans un parfum. Comment peut-on oublier l’an 1889 !
Une odeur de frites, maintenant.
Le Cameroun, c’est vrai, fut visité par des Flamands roses, avant d’être bilingue. C’était pendant la Grande Guerre. D’où l’odeur de frites. De moules frites. J’adore les moules frites. J’ai même un sérieux penchant pour les moules frites au curry.
– Et ces troupes belges au curry ? Elles Ă©taient bien accrochĂ©es Ă vos flancs pendant la guerre, non ? Ça ne vous a pas fait un peu mal ? Franchement ?
– Nous les avons mangĂ©es, rĂ©pond le mont FĂ©bĂ©.
Source : Et si Dieu me demande, dites-lui que je dors…
Mais, Dieu existe-t-il ?
Mais, Dieu existe-t-il ?