Écoutez, ça a dĂ» commencer il y a six ou huit mois…

Jusque lĂ jamais le moindre problème. J’avais emmĂ©nagĂ© chez elle six ans plus tĂ´t. Elle venait de prendre un nouvel appartement, quatre pièces avec chambres sĂ©parĂ©es pour les enfants, et dressing pour le chat. Bon, c’était du HLM, mais enfin… c’était bien, mĂŞme si elle aurait voulu une chambre de plus et une deuxième salle de bains. Franchement, moi j’en dis qu’il ne faut pas trop en demander de nos jours. Surtout Ă Paris. Bref… moi en tout cas, j’adorais la cuisine. Elle l’avait bien Ă©quipĂ©e. J’avais des potes: la cuisinière Ă induction, un lave-linge placide, un frigidaire lunatique, et un vieux micro-ondes impotent qu’elle n’a pas le courage d’envoyer Ă l’hospice.
Au dĂ©but, ça marchait bien. Fallait voir comment je faisais reluire sa vaisselle. Parfois, j’avais droit Ă une petite rĂ©compense : un kilo de sel rĂ©gĂ©nĂ©rant dans la tuyauterie, ça vous dĂ©tartre ! On Ă©tait bien, oui. On faisait une chouette petite famille. Je m’entendais particulièrement avec le frigo, un facĂ©tieux. La nuit, quand tout le monde dormait, il s’ouvrait tout seul, cĂ´tĂ© congĂ©lo. L’état des surgelĂ©s le lendemain… Elle a fini par le foutre Ă la porte. Un peu abusivement, je trouve.
Si j’avais su, je me serais syndiquĂ©. Parce qu’après le coup du frigo, elle a basculĂ© dans l’autoritarisme. Inspection quotidienne de toutes les assiette, du moindre verre sorti de ma gueule. Ce n’ Ă©tait soi-disant jamais assez propre. J’ai eu droit Ă un traitement de choc, une espèce d’acide corrosif, l’horreur. C’est allĂ© de mal en pis. Et puis elle a installĂ© un nouveau frigidaire. Avec sa porte laquĂ©e noire, il pĂ©tait plus haut que son derrière, celui-lĂ . Il ne nous aimait pas. Le lave-linge, la micro-ondes et moi, il ne nous aimait pas. Si encore il avait Ă©tĂ© seul, on aurait pu lutter. Mais il s’est trouvĂ© des alliĂ©s . Parce que figurez-vous qu’elle a achetĂ© une machine Ă pain, une friteuse et un robot-cuiseur. Elle a mĂŞme failli nous ramener une sorbetière Ă©lectrique. Pas un de ces petits machins qui ressemblent Ă une yaourtière, non, une vraie machine Ă glace. Avec bloc rĂ©frigĂ©rant, dix-huit vitesses, et glace italienne en option. 2.490 euros.
Bon, trop cher, on y a Ă©chappĂ© de justesse. De toute façon, on avait assez de souci avec les derniers arrivĂ©s. Ils ne voulaient pas s’intĂ©grer, en particulier la machine Ă pain. J’ai bien proposĂ© d’organiser un dĂ©bat sur l’identitĂ© nationale des machines Ă pain, dont on sait qu’elles sont opposĂ©es Ă la laĂŻcitĂ© parce que suprĂ©macistes (leur cycle « pĂ©trissage »). Ca me perturbait, vraiment ça me perturbait. Je n’ai pas Ă©tĂ© entendu. Comme quoi son programme pĂ©trissage n’Ă©tait pas pire que mon programme prĂ©-lavage.
Me comparer Ă une machine Ă pain ? Moi, un lave-vaisselle de souche ?
Je me suis révolté : verres ternes, fonds de tasses teinté de marc de café, assiettes maculées de pâtées pour chat, voilà ce que je lui donnais à la fin de chaque cycle de nettoyage. Je voulais ouvrir le débat, vous voyez ?
Oui, je suis dotĂ© d’une conscience politique. Je me rebelle, c’est tout. Depuis quand les lave-vaisselle n’ont plus le droit de faire la rĂ©volution ?
Qu’est devenue la sorbetière ?