
Elle sâappelle Louise, ne sait pas oĂč poser son regard bleu perforant. Robe et chapeau noir, avec un bandeau strict qui lui recolle les oreilles. Pour sa bouche de travers on nâa rien pu faire, en plus elle tire un peu la gueule, câest peut-ĂȘtre un deuil.
Les mains sont sagement posĂ©es sur la robe austĂšre, voilĂ quâon lui tire le portrait. Tout Ă coup elle entrevoit une espĂšce de spectre. A un siĂšcle et demie de lĂ , son arriĂšre-arriĂšre-petite fille exhume sa photo dâune boite Ă chaussures et lui dit :
â Putain, quâest-ce que tâes moche.
 La vision se précise, Louise est un peu sidérée de ce visage qui lui paraßt et qui lui demande :
â Câest quoi ton nom de jeune fille ?
Louise ne répond pas.
Me reste deux choix : fouiner dans les archives du pays de Gex et de Savoie, ou dans le pays de Google.
Le pays de Google est plus facile dâaccĂšs, dâautant que je nâai pas de voiture.
En route.
Deux clics pour trouver des intĂ©gristes de la gĂ©nĂ©alogie. Ils ont dĂ©jĂ importĂ© des milliers de milliers dâactes depuis les registres dâĂ©tat civil. Branches paternelles uniquement. Câest Ă dire que les femmes nâĂ©tant que les filles ou les Ă©pouses, on ne remonte par leur piste, on se fout de leurs mĂšres qui nâont fait que les Ă©lever, elles et leurs frĂšres. Alors je trouve les frĂšres, tel celui-ci mort Ă deux mois en 1837, et dont le prĂ©nom sâest perpĂ©tuĂ© sur quatre gĂ©nĂ©rations. Les frĂšres, les maris, les pĂšres des frĂšres et des maris, et les grands-pĂšres, toujours cĂŽtĂ© paternel.
Partie du pays de Gex et de Savoie je prends des dĂ©tours pour remonter lâautre piste, la germanophone, Ă la recherche dâune grand-mĂšre, dâune arriĂšre, dâune arriĂšre-arriĂšre. Aucune trace. Des hommes seuls.
Ils étaient trafiquants de fromage.
FrappĂ©s du sceau de lâinfamie entre 14 et 18. Prison, ruine, et pour finir grippe espagnole.
Ăa fait une veuve qui Ă©lĂšve seule quatre enfants, des pâtits Bosch, bandits dâune beautĂ© scandaleuse.
Pas comme Louise.
AĂŻeule chĂ©rie quâest-ce que tâes moche.
Mais nulle trace de toi et de la veuve héroïque dans les archives numériques.
Pas une coupure de presse, avis mortuaire compris.
Câest un voile quâon jette sur nos mĂšres. Le mĂȘme quâon veut enlever aux femmes musulmanes. Ce nâest pas leur soumission qui nous dĂ©range. Câest quâelles ne se soumettent pas Ă notre volontĂ©. Câest quâelles nous rĂ©sistent. Câest quâelles ne plient pas.
Tu n'as pas la gueule d'une femme qui plie, Louise. J'aime bien ta sale gueule.Â
Les yeux bleus, voire transparents, parlent en faveur d’ une Farouche. Le regard aussi. L’enquĂȘte se dirigerait donc du cĂŽtĂ© du Wildstrubel.
Mais, dira-t-on, la photo a Ă©tĂ© prise Ă Nyon. Quand les Farouches ont-ils dĂ©barquĂ© en Suisse romande? Fin XIXe, si l’on se rĂ©fĂšre Ă la rubrique judiciaire des gazettes de l’Ă©poque.
Il s’agit donc bien d’une ancĂȘtre venue des Alpes bernoises.
A mon avis.