Jâallais passer dix jours Ă Sydney, madame la Juge, chez ma fille qui a Ă©pousĂ© un AborigĂšne. Ils ont eu trois fils, pas trop dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s, ça va. Au moment dâembarquer dans lâavion, jâaperçois une petite vieille et je le reconnais. Je nâai pas vu NadĂšge depuis 65 ans. Elle nâa pas tellement changĂ© : NadĂšge a toujours ressemblĂ© Ă une personne ĂągĂ©e.

On sâĂ©tait perdues de vue juste aprĂšs mon mariage ; j’avais oubliĂ© de l’inviter. De son cĂŽtĂ©, NadĂšge a connu des noces moins heureuses. Son ThĂ©ophile-Sextus a quittĂ© l’Ă©cole Ă onze ans (elle me lâa dit dans lâavion), il a fait ouvrier peintre, il sâest cachĂ© dans le Jura pendant la guerre, ensuite vitrier Ă la SNCF, et il a fini homme Ă tout faire dans une grande maison, comme Tony Danza dans Madame est servie.
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AprĂšs 55 ans de mariage, ils allaient fĂȘter la retraite de monsieur sur un continent Ă©tranger. Dâhabitude, câĂ©tait le camping dâOlĂ©ron. Moi qui suis descendue dans les plus beaux hĂŽtels du monde, jâen ai Ă©prouvĂ© de la compassion, pour ma petite NadĂšge. Ă lâĂ©cole je lâaidais dĂ©jĂ pas mal.
NadĂšge nâĂ©tait faite ni pour les bonnes notes ni pour le bonheur.
Il fallait que je fasse quelque chose pour elle..

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Mon mari nâest pas vraiment pour le mĂ©lange des torchons et des serviettes. Jâai insistĂ© : je voulais inviter NadĂšge et ThĂ©ophile Ă dĂźner Ă la villa, tous les 3Ăšme jeudis du mois. CâĂ©tait le moins que je pouvais faire, madame la Juge. Malheureusement, NadĂšge sâest sentie obligĂ©e de nous rendre la pareille. Mais Rosny sous Bois, ce nâest pas Boulogne, nâest-ce pas ? On y allait quand mĂȘme, tous les 2Ăšme mercredis du mois.
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Ces invitations, quel stress pour NadĂšge. Elle voulait m’Ă©galer. Elle en a fait un cancer de lâestomac, la pauvre. Ces dĂźnettes dans le 93 ont aussi rongĂ© mon mari : il en avait des tremblements, ça a fini en Parkinson. ThĂ©ophile-Sextus, lui, se portait comme un charme : il avait le bĂ©guin pour moi. En mĂȘme temps, je sais recevoir, moi. Alors Ă©videmment, quand NadĂšge et mon mari sont morts, ThĂ©ophile a commencĂ© Ă sâimaginer lâinconcevable. Comment aurait-il rĂ©sistĂ© ? Mais si jâavais suâŠ
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JâĂ©tais veuve dĂ©sormais, jâĂ©tais seule, et ThĂ©ophile-Sextus aussi. Je venais de licencier mes gardiens, qui volaient mes outils de jardinage. Naturellement, jâai demandĂ© Ă ThĂ©ophile de venir vivre avec moi. Comme Tony Danza dans Madame est servie. CâĂ©tait juste le temps que jâembauche de nouveaux gardiens. Il a acceptĂ©. Il a mĂȘme refusĂ© que je le paye. Pourtant, il sâoccupait du linge et des animaux domestiques, il me cuisinait des petits plats et on jouait au Monopoly. CâĂ©tait merveilleux, mĂȘme si ThĂ©ophile Ă©tait nul au Monopoly.
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Il perdait Ă tous les coups. Pour le reste, ce nâĂ©tait pas un champion du fer Ă repasser. Et puis il Ă©tait Ă moitiĂ© sourd, infichu de rĂ©gler son Sonotone. Il ronchonnait toujours. Et pas foutu de se laver les pieds dans le bidet. Il sentait. Jâai dĂ» mâen sĂ©parer avant de retrouver des gardiens. Bien entendu, il lâa trĂšs mal pris. Le bĂ©guin, je vous dis.
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Ăa aurait dĂ» en rester lĂ . Mais dans la nuit froide et splendide du 16 au 17 mars dernier, ThĂ©ophile-Sextus, 91 ans et trois mois, gare sa Clio (1994) Ă lâentrĂ©e de ma villa. Il traverse mon jardin, armĂ© dâun tournevis parfaitement rouillĂ© et dâun vilain pied de biche. Il ouvre mon volet au rez-de-chaussĂ©e, le mien, retire un carreau, Ă moi, monte mon escalier, et ouvre la porte de ma chambre oĂč je dors paisiblement.
Ă 71 ans et un mois, je suis encore trĂšs jolie, madame la Juge surtout quand je dors.
Le lendemain, un corps inanimĂ© est retrouvĂ© immergĂ© dans lâĂ©tang du jardin. Le mien. De corps, d’Ă©tang, et de jardin.
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InterpellĂ© par les forces de lâordre 3 mois plus tard, ThĂ©ophile nie, Sextus mordicus !
Bien sĂ»r, ce nâest pas de sa faute. Câest moi qui me serais pris un pied dans la descente du lit en le voyant entrer dans ma chambre. Câest moi qui me serais assommĂ©e sur le coin de la cheminĂ©e. Lui, il mâaurait tirĂ©e sur le tapis pour me dĂ©gager, câest tout.
Personnellement, madame la Juge, ce nâest pas le souvenir que jâai de cet Ă©vĂšnement. Moi jâai comptĂ© vingt coups. Et deux mains sur ma gorge. Et deux-cent-trente-sept projections de sang sur les murs, le palier, et lâescalier, causĂ©es par un tournevis parfaitement rouillĂ©. Et quâest-ce que je serais allĂ©e faire dans lâĂ©tang au milieu de la nuit, madame la Juge, et percĂ©e de part en part ?
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Mais non, ce nâest pas de sa faute : lui, il voulait juste mâenterrer avec sa femme, ma copine NadĂšge. Seulement comme jâĂ©tais trop lourde (câest quâil avait passĂ© 91 ans) eh ben il mâa jetĂ©e au milieu des nĂ©nuphars, voilĂ .
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