« Deux fois par siĂšcle, vos aĂŻeux changent de couverture et vos aĂŻeules de vernis. Ils sourient Ă toutes les rĂ©volutions. Mais aucun souffle nâĂ©branle jamais votre arbre gĂ©nĂ©alogique. Pas le dĂ©but dâun frĂ©missement dans la plus petite branche. Votre famille perpĂ©tue ses traditions, se transmettant, de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration, un balai, un tapis, la poussiĂšre de ses dĂ©nis.
Vos parents sont parfaits. Leurs placards, dorés. Une odeur de cuir neuf, de lavande fraßche et de vieux secrets desséchés : pourvu que rien ne change, jamais.
â Sale temps pour naĂźtre, aurait dit votre pĂšre Ă votre arrivĂ©e.
Les nuages volent en rangs serrés comme des oiseaux de mauvais augure. Nuages sombres sous un ciel foncé. Jour de brume. Neige sale. Ils vous appellent Claire. Claire, prénom net et pur, limpide comme un alibi. Le ciel noir peut en témoigner : votre pÚre est méchant.

Madame Bauer, votre mĂšre. Taille moyenne, corpulence moyenne, intelligence moyenne. NĂ©e Cordonnier, fille de lingĂšre et de tapissier. Pousse dans une bulle de savon, rĂȘve au prince charmant. Ăpouse votre pĂšre en 1961. Elle Ă©tait vierge, malgrĂ© quelques intrusions, rĂ©pĂ©tĂ©es mais discrĂštes, de son pĂšre dans son intimitĂ© dâenfant.
Jacques Bauer, son mari. Homonyme dâun hĂ©ros de sĂ©rie tĂ©lĂ©visĂ©e. Monsieur Bauer, donc, votre pĂšre, hĂ©las. Taille moyenne, corpulence moyenne, intelligence moyenne. IngĂ©nieur passionnĂ© de bĂ©ton armĂ©.
â Sale temps pour naĂźtre, dit votre pĂšre Ă lâheure de votre arrivĂ©e.
Vous vous appelez Claire mais vous ĂȘtes sa Violaine, le viol et la haine. Libertin avec vous, il nâen esquive pas moins les pavĂ©s de mai 68. Il prend pourtant la carte du Parti Communiste. On ne sait jamais. Pendant quâil sauve les meubles, votre mĂšre balaye sous le tapis. Ils attendent douze ans pour que naisse leur unique garçon. Vous Ă©tiez le brouillon dâAlexandre, il sera votre poupĂ©e.

Madame Bauer se consacre Ă lâĂ©ducation de ses enfants. Sourde prĂ©fĂ©rence pour le petit dernier. Elle sera déçue. Madame Bauer se consacre Ă lâascension de son mari. Madame Bauer soigne son capital. Elle sâennuie. MalgrĂ© ses petites Ă©conomies, elle nâa pas les moyens des bonnes Ćuvres. Alors, elle fait du bĂ©nĂ©volat. Ses dĂ©vouements multiples lui valent tous les Ă©loges. Miroir, Miroir, dis-lui quâelle est la plus belle. La plus belle sĂ»rement pas. Mais la plus dĂ©vouĂ©e, tout le monde le croit.

Jamais un mot plus haut que lâautre. Du moins devant les enfants. Du moins devant les inconnus. Seul votre pĂšre a la primeur de sa vraie nature : votre mĂšre est un fruit avariĂ©. Il lâa cueillie trop tĂŽt mais elle Ă©tait dĂ©jĂ pourrie. Et lui putrĂ©fiĂ©. Ils ne se tiennent aucune rigueur de leurs putrĂ©factions respectives : elles sont rĂ©ciproques. Il lui pardonne tout, couvre la moindre de ses vacheries. Elle lui reproche tout, couvre les plus ignobles de ses saloperies. Et surtout son libertinage, avec vous. Dâailleurs, une ou deux fois par mois, on les entend jouir. Votre pĂšre ne jouit pas sans penser Ă sa secrĂ©taire. Votre mĂšre ne jouit pas sans la jalouser. La haine cimente leur couple jusquâĂ ce que mort sâensuive. Papa succombe Ă trente ans de mariage.

Maman, soulagĂ©e dâenfouir Papa avec tous leurs secrets. Plus personne ne pourra les accuser. Presque plus personne. Car le jour de lâenterrement, surgit le bĂątard de votre pĂšre. Votre mĂšre, humiliĂ©e. Votre mĂšre, outragĂ©e. Pourquoi nâavoir pas sĂ©vi plus tĂŽt, quand papa lui avouait lâexistence de ce ferment dâinfamie. Il aurait fallu emmurer cet enfant vivant, dans du bĂ©ton armĂ©. Mais le silence a prĂ©valu. Pourvu, espĂ©raient-ils, que ce bĂątard reste muet, comme un fruit dĂ©fendu. Le bĂątard mesquin crache sur la tombe de son vĂ©nĂ©rable pĂšre. Mais pour le reste, personne ne pourra les accuser.

Surtout pas vous. Vous, vous vous taisez.
Mais votre frĂšre ne se cache plus.
Alexandre ne se contente pas de rĂ©vĂ©ler au monde entier son homosexualitĂ©. Alexandre est une folle. Une folle furieuse. Une folle prosĂ©lyte exhibant ses capotes. Si folle, si furieuse, si prosĂ©lyte quâil vous mĂ©prise, vous sa sĆur aĂźnĂ©e, femelle coupable de propager lâhĂ©tĂ©rosexualitĂ©. Et puis comment avez-vous pu vous abaisser Ă vous marier ? Vous le dĂ©cevez. Il nâaime pas votre mari : Tijani fait un Arabe trop peu folklorique.

Il peut bien folĂątrer, le bel Alexandre, il est bien le fils de son pĂšre, va. Son homosexualitĂ© vaut les couvertures de vos aĂŻeux et les vernis de vos grands-mĂšres. Maman ne voit pas comme il leur ressemble. Maman sâimagine que vous ĂȘtes son double. Câest peut-ĂȘtre parce que, des annĂ©es durant, vous avez partagĂ© le mĂȘme homme.
Votre virginitĂ© trop vite envolĂ©e ne vous a pas empĂȘchĂ©e de tomber amoureuse. De Tijani. Coup de foudre ferroviaire sur le Paris-Milan. Vous avez vingt ans, comme Tijani qui vous enfante dans un wagon-couchette. Ses seins suintent de lait paternel. Vous aimez ce gamin avec lâaveuglement dâun nouveau-nĂ©.

Mille et une nuits plus loin, votre vue sâamĂ©liore. Vous cernez mieux les contours de Tijani, vous distinguez ses couleurs, vous commencez Ă lâapercevoir, vous le voyez enfin : câest un fruit vert qui ne mĂ»rira pas, vous lâavez cueilli trop tĂŽt.
Vous avez vingt-trois ans, vous ĂȘtes sevrĂ©e de son lait, vous voudriez grandir.
Mais les silences rĂ©signĂ©s de votre mĂšre vous ont modelĂ©e Ă son image. On investit dans un homme comme on achĂšte la pierre. Quoiquâil en coĂ»te le placement est bon parce que câest un placement. Alors, vous soigniez votre capital.
Dix ans passent oĂč votre cĆur palpite dâun amour sans palpitations. La source est tarie, mais vous finissez par vous marier. Et Thomas naĂźt avant que sonne la quarantaine. »
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