Donc vous ĂȘtes mort, tranquille enterrĂ© refroidi ouf. Et voilĂ quâun des vĂŽtres vous exhume, photographiquement parlant sâentend, mais quand mĂȘme, il trouble votre sommeil sous prĂ©texte que lui ne dort pas.
De force, vous voilĂ revenu au jour, par photo interposĂ©e. Sa guerre au temps soi disant gagnĂ©e, le zombifiĂ© installe votre portrait comme un trophĂ©e, sur le plus haut Ă©chelon de sa plus belle Ă©tagĂšre (une boulangĂšre en fer forgĂ©, avec de jolis torsades). Et il se console de votre rĂ©surrection, gloire au papier glacĂ©, un bout de vous en deux dimensions est maintenant juchĂ© lĂ -haut, quarante ans et des poussiĂšres, pas du tout dĂ©cati, les chairs imputrescibles et les pigments photographiques Ă lâabri dâune pochette en plastique. Alors dĂ©ni : votre tombe lĂ -bas, fariboles et falbala, le deuil nâexiste pas.

Le soir tombe, et enfin le zombi sâinterroge : Ă©taler mon disparu Ă la vue de ceux qui restent ? Et si mon disparu voulait disparaĂźtre ? Sâil prĂ©fĂ©rait la nuit sous la terre, et jaunir en paix dans les albums ?
Oui da, tel est mon vĆu. Mais comment le signifier Ă un cornichon de descendant.
Une nuit, câest lui qui mâinvoque : mon proche, cher disparu, viens me parler en rĂȘve et me dire la rĂ©ponse Ă lâinsoluble question.
Jâessaie de rĂ©pondre. Nuitamment, jây parviens. Jâentre dans son rĂȘve. Mais faute dâentraĂźnement, je nâarrive pas Ă mây incarner exactement comme je voudrais. Je surgis en effet onirique, debout Ă la porte de mon bureau en dĂ©sordre, mais paupiĂšres semi-closes, visage inexpressif : je nâarrive pas Ă bouger un cil, incapable de dire un mot. Pas dâavis, pas dâopinion, un mort neutre comme un vif helvĂ©tique. Je fais un fantĂŽme pitoyable, jâen conviens.
Or au petit matin, mon zombi de descendant se souvient de son rĂȘve. Comment interprĂ©ter mon inertie ? Mâexposer sur le plus haut grade de sa magnifique Ă©tagĂšre ? Dans une pochette plastique parce quâil nâa pas de cadre ? Mais quâil tient quand mĂȘme Ă protĂ©ger ma mortalitĂ© des UVA-UVB ?
Autre nuit, autre rĂȘve, je fais mieux.
Me voilĂ souriant, quoiquâassis sur le lit de mon agonie (la derniĂšre), dans la chambre dâhĂŽpital oĂč je fus si mal soignĂ© (le dernier). Mais ce nâest pas grave, je pardonne aux mĂ©decins, aux infirmiĂšres et au ministĂšre de la santĂ©. Je souris car je suis entourĂ©, les miens mâentourent, et moi qui avais perdu la tĂȘte et les mots, je retrouve la parole et la mĂ©moire, je prononce les prĂ©noms des miens autour de moi rassemblĂ©s, je leur souris, les voilĂ soulagĂ©s, fin du rĂȘve.
Mais encore une fois, je suis mal compris. Moi je voulais juste dire au revoir et merci, maintenant je mâen vais Ă la nuit. Or ma descendance zombifiĂ©e se rĂ©veille et se dit Ah, papa va mieux, il veut rester sur mon Ă©tagĂšre.
Forte de cette fausse impression, elle se lĂšve, marche Ă la cuisine, se prĂ©pare un cafĂ© dĂ©cafĂ©inĂ©, amĂ©liorĂ© dâun chapeau de chantilly saupoudrĂ© de cacao. Or voilĂ que, passant Ă cĂŽtĂ© de son Ă©tagĂšre, elle dĂ©couvre ma photo couchĂ©e face contre la tablette. Franchement, pouvais-je envoyer signe plus Ă©vident ? Dans la nuit jâai fait choir lâimage pour marquer ma volontĂ©, oui, je revendique lâoubli. Mais elle ne veut rien entendre. ImpĂ©rieuse, elle redresse la photographie.
Douze jours de suite, je me couche. Douze jours, elle mâoblige Ă me remettre debout. Et le treiziĂšme, elle va au Monoprix, rayon papeterie, acheter un cadre rigide. De retour chez elle, elle y enferme mon image, et me fixe Ă son Ă©tagĂšre pour mâinterdire la nuit.
En vĂ©ritĂ© je vous le dis, de jour comme de nuit on ne devrait jamais faire dâenfants.
Les pensĂ©es de ceux qui nous regardent derriĂšre la fenĂȘtre d’un cadre, nous envahissent, Ă la nuit tombĂ©e. Ils nous fixent sans nous observer. Ils sont Ă la fois lĂ et absents. Ils ne vieillissent plus. Leur image se confond avec celle de l’Ă©ternitĂ©. Lasse, nous sommes, de percevoir un signe ou un mot. Les jours et les nuits se succĂšdent mais ne dĂ©truisent pas le souvenir. JNVSTP
Encore s’agit-il d’un usage digne et Ă©mouvant de la photographie. Mais dans certains cas, avec quelques petits montages pernicieux…