« â Roxane ? Vous vous appelez vraiment Roxane ? Vous ?
La journée avait pourtant bien commencé.
Jâai encore confondu la rue Gassendi et la rue Descartes en sortant de chez moi ce matin. Mais pourquoi ne pas confondre Descartes et Gassendi, au fond ? Donc, la journĂ©e avait bien commencĂ©. Le jour, la semaine, le mois sâannonçaient bien. Peut-ĂȘtre mĂȘme lâannĂ©e. Et voilĂ quâon mâemmerde avec cette histoire de prĂ©nom. LâĂ©ternelle rengaine des castings.
Mais alors⊠vous vous appelez vraiment Roxane ? Avec un seul n ? Comment se fait-ce ? Le reste ne les intĂ©resse jamais…
Aujourdâhui ils sont trois, je ne les connais pas, bien quâils aient la mĂȘme tĂȘte que dâhabitude. Ce sont ces poissons rouges, vous savez, ceux qui font le tour de leur aquarium en quatre-vingts jours. Ils en acquiĂšrent une connaissance si Ă©tendue de la chose humaine quâils savent que vous ne devriez pas vous appeler Roxane. Ou alors avec deux n. Cette Roxanne-lĂ est anglo-saxonne. Câest une prostituĂ©e dans une chanson de Police. Celle qui, dâaprĂšs Sting, ne serait pas obligĂ©e de faire la pute. Parfait. Moi, je viens de la part de MĂ©lodie. MĂ©lodie est une copine qui a rĂ©ussi dans la comĂ©die. De ces copines pĂ©tries de bonnes intentions. Et que les bons sentiments pĂ©trissent, sous certaines conditions.
Comme elle Ă©tait contente dâavoir de mes nouvelles.«  Mais oui, Roxane ! Je me souviens de toi, bien entendu. Je dĂ©jeunais hier avec notre copine Carole (une autre copine qui a trĂšs bien rĂ©ussi), et elle me parlait justement de toi. Tu galĂšres, hein ? Je peux tâaider. Je suis montĂ©e en grade, depuis que jâai eu ce prix,tu sais, au festival dâAvignon. Jâai eu de la chance.
Maintenant, je fais un peu de cinĂ©ma. Je cherche des comĂ©diens pour un joli projet de film autour de la frustration. Viens passer un casting dans ma boĂźte jeudi prochain. Je serai absolument enchantĂ©e de te voir sur scĂšne. Le thĂšme, rappelle-toi, câest la frustration. Chouette ! Jâai hĂąte de te voir. »
Alors voilĂ , câest jeudi, je suis lĂ . Cette fois câest la bonne. MĂ©lodie est assise dans lâaquarium, au beau milieu des poissons rouges. Mais elle, ce nâest pas un cyprin. MĂ©lodie, câest ma copine.
Je donne un bref aperçu de ma biographie. Les poissons rouges sâamusent gentiment dâapprendre que ma mĂšre avait une troupe de théùtre itinĂ©rant dans le temps. Et quâelle a connu un succĂšs fugace avec une adaptation trĂšs libre de Cyrano de Bergerac. Lui-mĂȘme. Câest-Ă -dire le faux. Celui qui aimait les femmes. Car lâautre prĂ©fĂšre les hommes, je peux en tĂ©moigner.
Témoigner de quoi, vilaine. Mes inclinations doivent rester secrÚtes. Tais-toi.
Ne viens pas polluer ma scĂšne, Cyrano, je te prie.
Or ça tu prétends, putasse, balanstiquer mes penchants à la Comédie ?
Fais silence. Aujourdâhui câest mon tour.
Le poisson second, celui du milieu, me regarde dâun air hagard qui trahit un profond trouble psychologique. Un camĂ©scope Ă la main, il ne filme pas. Enfin, il amorce une approche.
â Dites-moi, Roxane avec un seul n. Votre mĂšre a honorĂ© Cyrano au théùtre, alors elle vous a appelĂ©e Roxane. Si elle avait travaillĂ© chez Renault, est-ce quâelle vous aurait appelĂ©e MĂ©gane ?
Leurs yeux rient.
Ils ne veulent pas ĂȘtre mĂ©chants. Juste se moquer gentiment. Je les insulterais volontiers, mais jouer les divas est un luxe que je suis loin de pouvoir mâoffrir. La courtoisie reste obligatoire de mon cĂŽtĂ©. Cyprin second me dissĂšque dâun regard Ă©bahi.
â Câest drĂŽle, dit-il enfin, la couleur de vos yeux. Des lentilles ?
â Non, monsieur. Ces taches bleues Ă©claboussent mon Ćil droit depuis ma naissance. De sorte quâen effet il nâest pas tout Ă fait brun, cet Ćil-lĂ .
â Lâautre, ajoute-t-il, nâest pas net non plus.
â Mes yeux nâont jamais voulu se dĂ©terminer.
Il faut avoir fait le tour dâun aquarium en quatre-vingts jours pour savoir que le principe dâindĂ©termination est une anomalie dangereuse. Surtout dans les yeux. Les leurs donnent Ă lire des questions de poissons rouges, celles quâon nie toujours sâĂȘtre posĂ©es : dâoĂč elle sort, celle-lĂ Â ? Quel Ăąge elle peut avoir ? Câest une fille ou un transsexuel ? Câest bizarre comme elle est foutue. Elle nâa pas de seins. Et ces cheveux qui vrillent sur sa tĂȘte, comment ils font pour tenir en lâair ?
MĂ©lodie mange le bout dâun crayon Ă papier. Des fourmis me dĂ©vorent les pieds. Ma voĂ»te plantaire les rĂ©gale. Câest symptomatique. Symptomatique de quoi, je nâai jamais su.
Tu nâoses prendre avantage sur ton ennemi, pĂ©core. Traverse-lui le corps !
Vas-y donc toi-mĂȘme, Cyrano, je tâen prie.
Les fourmis remontent mes tibias, colonisent mes genoux. Elles ne comprennent pas pourquoi les cyprins chuchotent. Elles voudraient mâentraĂźner dans les coulisses ? Je nâirai pas. Je goĂ»terai jusquâau bout les saveurs amĂšres de lâhumiliation. Cet arriĂšre-goĂ»t de quinine. Parfois de glutamate. Toujours au milieu le poisson second, mâobserve encore avec cette expression dĂ©mente. Son camĂ©scope demeure indiffĂ©rent, totalement assoupi. Pourtant, oui, on mâadresse une nouvelle parole.
â Et vous avez dĂ©jĂ jouĂ© Roxane, Roxane ?
On me pose la question trois fois et demie sur quatre. Je tiens des statistiques rigoureuses.
â Non, câest ma mĂšre qui jouait Roxane, ou Genevote, ou Dyrcona. Elle Ă©tait actrice et metteur en scĂšne ; câest parce quâelle est nĂ©e Ă Saint-Forget, dans la vallĂ©e de Chevreuse.
Celle qui mâhĂ©bergea sept mois dans une poche utĂ©rine fut, elle aussi, engendrĂ©e par un pĂšre inconnu. Elle vit le jour au lendemain de la LibĂ©ration. Je crains que son pĂšre nâait Ă©tĂ© quâun tirailleur sĂ©nĂ©galais de passage. Je ne vais pas mâen vanter. Surtout que dĂšs la naissance, ma mĂšre nâa pas eu le type europĂ©en. Mais elle nâavait pas le type africain non plus. Mauvais pour les castings. Ăa leur Ă©voque la dilution des cultures ; ils prĂ©fĂšrent le choc des civilisations. Alors ma mĂšre a montĂ© sa propre compagnie de théùtre. Elle mâa appelĂ©e Roxane par dĂ©faut, parce que lâofficier dâĂ©tat civil a refusĂ© de me prĂ©nommer Cyrano. Pourtant, Cyrano est venue Ă moi quand ma mĂšre est partie. Câest une chouette fille, Cyrano. »
La suite… ici !
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Tel un Don Qui Chatte, j’entends une impĂ©rieuse voix fĂ©minine qui m’ordonne de revĂȘtir mes habits de chaĂźnes et d’aller ramper aux pieds des filles !
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Tel un Don Qui Chatte, j’entends une impĂ©rieuse voix fĂ©minine qui m’ordonne de revĂȘtir mes habits de chaĂźnes et d’aller ramper aux pieds des filles !
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