« Détendez-vous, dit-elle alors qu’elle m’enfonce une longue aiguille dans l’épaule.
– Je vous injecte un sérum. Un mélange à base de plasma sanguin de pouliche. Centrifugé trois fois.
Alanguie sur mon transat hospitalier, le crâne chatouillé d’électrodes, je sens le liquide se répandre dans mes chairs.
– Merci madame. Je dois y aller maintenant. Yaoundé m’attend.
Elle rit, branche ses électrodes à une machine. Des lignes vertes, brisées, défilent à l’écran.
– Je mesure votre activité cérébrale, mademoiselle.
L’électro-encéphalogramme serait la première phase du programme. Le nez collé à l’écran, elle s’émerveille, son visage moustachu s’empreint d’un enthousiasme démesuré.
– Votre occipital gauche présente un foyer d’ondes électriques très particulier. Comme chez les épileptiques. Les idiopathiques, j’entends. Mais chez vous c’est prodigieux.
– Je dois partir…
– Vous vous êtes portée volontaire !
Elle attrape une chemise plastifiée posée à côté de l’écran. En extrait une feuille volante, me la fiche sous le nez. C’est une décharge manuscrite. Que j’aurais signée. Et qui autorise… la Société de Médecine Légale… à procéder à une série d’examens sur… ma personne… programme de recherche sur le cerveau…
– Je ne reconnais pas ma signature, madame Moustachue ! Ce papier est un faux. Vous êtes un imposteur, un trafiquant d’organes et de cheveux moustachu. Je ne vous laisserai pas prendre mon foie.
La Sicilienne à poil scrute en silence les lignes vertes sur son écran.
– Je n’ai jamais signé ce papier ! D’autant qu’il est dit, ici, que je suis employée de banque. Je n’exerce pas cette profession. Je suis écrivain. J’ai pris le feu à la forge des mots. C’est tout. Laissez-moi partiiiiiiir !
Non, elle dit. Si je ne veux pas croire que j’ai signé, je n’ai qu’à recopier cette décharge sur un papier blanc. On verra si c’est bien mon écriture.
Je me débats, appelle au secours. Mais personne ne vient, vous pensez bien.
– Je n’ai jamais signé ! Je n’ai jamais dit que je résidais à Zurich ! Je réside au 19° 00’ 01’’ Nord, 20° 12’ 17’’ Est. Je ne travaille pas dans une banque américaine. Je suis écrivain ! J’ai mis la photo de mon cochon d’Inde en couverture de mon dernier bouquin !
Elle fouille dans un tiroir, jusqu’à en retirer une feuille de papier blanc et un stylo bille, qu’elle me tend.
– Écrivez « Employée de banque ». Nous confronterons les deux écritures.
– Et vous me laisserez partir à Yaoundé ?
– Si les deux écritures diffèrent, oui, bien sûr.
– Si c’est le prix de ma liberté, je veux bien…
La chose écrite, elle m’arrache ma copie, la colle à côté de la décharge originale, sur un panneau de radiologue. Et pose ce diagnostic :
– Les écritures concordent parfaitement.
Je ne saurai la contredire. Mais je me récrie.
– C’est impossible. Si j’avais vraiment écrit la version originale, je m’en souviendrais.
La Sicilienne poilue mordille ses lèvres. Là-dessus, elle reprend une feuille de papier blanc dans son tiroir.
– Essayez encore pour voir.
La main tremblante, j’écris, une fois encore, « Employée de banque ». À nouveau, elle la tartine de pâte à fixer les électrodes, et la colle sur son négatoscope, à côté des deux premières. Et nous comparons l’original, la copie, et la copie de la copie.
– Rigoureusement identiques, dit-elle.
– Impossible.
– Je n’ai jamais vu ça. Peut-être devrions-nous explorer votre hémisphère droit.

– Moi, tout ce que je voulais, c’est me souvenir… Parce que… j’ai volé le feu à la forge des mots, et maintenant… On veut me punir… On m’a déjà retiré les Muses et j’ai perdu le prix France Télévisions… mais je peux retrouver l’écriture, à condition que… j’explore les souvenirs enfouis dans les replis de mon hémisphère sud.
– Votre hémisphère sud ?
– Oui, c’est là qu’habitent mes souvenirs.
– C’est que l’hémisphère sud… je ne vois pas comment il pourrait tenir dans une boîte crânienne.
– À ce que je sache, docteur, la boite crânienne renferme le cerveau.
– C’est l’idée généralement admise.
– Et… que je sache, le cerveau se partage en un hémisphère nord et un hémisphère sud.
– C’est contraire aux idées reçues.
– Vous êtes un un obscur imposteur sicilien… Libérez-moi.
Je ronge mes menottes de caoutchouc. Elles cèdent assez facilement. Impassible, la trafiquante de cheveux me regarde arracher les électrodes fichés sur mon crâne. Je me libère enfin.
– Arrêtez ! hurle-t-elle finalement.
Je me propulse vers la corbeille à cheveux où gisent mes anglaises, celles qu’elle m’a coupées.
– Recouchez-vous, salope !
Je ramasse mes cheveux dans la poubelle, et reconstitue ma chevelure.
Une main se pose sur mon épaule.
– Restez ! J’étudierai votre hémisphère sud.
Je relève la tête. Des larmes troublent mon regard.
– Vous pouvez m’aider ?
– Bien sûr !
– Nous ferons l’autopsie de mes souvenirs ?
– Nous verrons.
– J’échapperai aux aigles, aux satellites artificiels ? A Zeus ?
– Recouchez-vous.
– Zeus ne trouvera jamais mon foie, à Yaoundé… »
Mes remerciements à moi-même pour l’autorisation à moi-même donnée de reproduction de cet extrait de « Et si Dieu me demande, dites-lui que je dors ».
… puisque la vie est un songe.
… puisque la vie est un songe.