Dâun cĂŽtĂ© de la route, les marĂ©cages sâĂ©tendent sur des centaines de mĂštres jusquâĂ une longue procession de palĂ©tuviers lugubres. Sinistres et gais bordels Ă poissons : ils sâaccouplent furieusement parmi les racines aĂ©riennes oĂč sâagrippent des passereaux couleur sang, pareils Ă des larmes rouges sanglotĂ©es dans la mangrove.
Câest le Temps quâils pleurent.
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De lâautre cĂŽtĂ©, une gigantesque demeure, moderne, caricature le style colonial.
– Câest lâhĂŽtel, pense MĂ©dĂ©e, apercevant la plage dans son prolongement.
Elle se prĂ©pare Ă descendre du taxi, mais il ne sâarrĂȘte pas. Ils ne sont pas encore arrivĂ©s. La maison coloniale nâest pas un hĂŽtel mais la rĂ©sidence secondaire dâun privilĂ©giĂ©. A cĂŽtĂ© dâelle, un autre palace, long Ă©difice dĂ©crĂ©pi avec terrasse sur le toit et jardin somptueux, lance des regards Ă©perdus tantĂŽt vers la plage idyllique et ses sages cocotiers, tantĂŽt vers la vase aux oiseaux et un petit chantier naval abandonnĂ© au bord de la route.
Le taxi roule lentement. AprĂšs le chĂąteau au toit plat et le chantier livrĂ© aux boues, maison bleue couchĂ©e sur la plage, et puis une plantation de bananes, et un camp de pĂȘcheur avant enfin, le bout de la route en impasse. Parking sans voitures.
– Câest lĂ Â ? sâĂ©tonne MĂ©dĂ©e.
– Oui. Mais câest fermĂ© depuis longtemps, madame.
Sa course payĂ©e, le taxi rebrousse chemin sans se hĂąter. Devant MĂ©dĂ©e, une armĂ©e dâarbrisseaux brandit ses feuilles acĂ©rĂ©es pour barrer la route de la plage. Elle protĂšge aussi une petite riviĂšre Ă lâentrĂ©e de laquelle se trouve une Marina. DerriĂšre des grappes de fleurs pourprĂ©es, MĂ©dĂ©e devine les coques accouplĂ©es dâun catamaran ; la blancheur dâun voilier lui apparaĂźt entre les touffes des arbustes, et, au dessus des larges feuillages dâarbres aux branches enchevĂȘtrĂ©es, elle voit poindre des mats.
Mais le rĂšgne vĂ©gĂ©tal, qui garde si jalousement les secrets de lâeau, du sable et de la Marina, Ă©vente celui des ruines de l’hĂŽtel Neng A MbĂ© MbĂ©.
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Parfois, la nature fĂ©conde les ruines et une fleur peut germer au milieu des dĂ©combres ; les ruines de Neng A MbĂ© MbĂ© ont, elles aussi, conviĂ© la semence de toute vie, mais mĂȘme la mauvaise herbe a refusĂ© lâinvitation.
Médée contemple les restes du complexe hÎtelier.
Ses fenĂȘtres sans carreaux sont comme des regards vides. En sâapprochant, MĂ©dĂ©e perçoit son appel silencieux. Il lui tend les bras, comme ces roches sentimentales quâelle entend mĂȘme quand elles ne parlent pas.
Serait-ce dans ces ruines que Louise aurait trouvé refuge ? Et Jason ? Qui viendrait les chercher ici ?
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Les restes de deux grands bĂątiments forment les vestiges de Neng A MbĂ© MbĂ©. Le plus grand, longue flĂšche de bĂ©ton blanc parcourue de madriers, regarde vers la mer. MĂ©dĂ©e compte les fenĂȘtres ouvertes sur la façade Est : quarante fenĂȘtres sans vitres : quarante yeux crevĂ©s par des bourreaux invisibles.
Sur trois niveaux et deux façades, cela fait cent-vingt chambres. Comment retrouvera-t-elle Jason, ou Louise, dans cent-vingt chambres, quand nul rĂ©ceptionniste, si ce nâest son fantĂŽme, ne pourrait la guider ? Et mĂȘme⊠Le tĂ©lĂ©phone a du ĂȘtre coupĂ© depuis⊠depuis combien de siĂšcles ? Les annĂ©es qui se sont Ă©coulĂ©es depuis lâabandon de cet hĂŽtel, vers 1990, ont commis les outrages dâun siĂšcle. Un siĂšcle dâĂ©rosion. Un siĂšcle de dĂ©luge.
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Curieuse sensation dâĂȘtre une voyageuse du futur, ou une archĂ©ologue sur les traces dâune civilisation disparue. MĂ©dĂ©e sâengage sur le perron du plus petit des deux bĂątiments.
ArrivĂ©e en haut des trois escaliers du perron, aucune poignĂ©e Ă ouvrir : la porte dâentrĂ©e a dĂ©jĂ Ă©tĂ© arrachĂ©e. Elle pĂ©nĂštre dans une petite piĂšce, Ă ciel ouvert. Du toit, il ne reste que la charpente. Les plaques dâardoise qui autrefois le couvraient sont tombĂ©es sur le sol. Eparses, brisĂ©es, et lessivĂ©es par les trombes dâeaux qui se sont dĂ©versĂ©es de saison des pluies en saison des pluies, elles reposent Ă mĂȘme la chape de ciment.
Ce sol était-il habillé de marbre, de carrelage ou de moquette ?
Un jour, les dĂ©bris de lâardoise se mĂȘleront au bĂ©ton et de ce mĂ©lange naĂźtra un nouveau matĂ©riau.
Et voilĂ MĂ©dĂ©e errant dans les vestiges du passĂ©, apprĂ©hendant, depuis les temps reculĂ©s des annĂ©es 1990, les activitĂ©s de lâhomme, ses comportements sociaux dans lâhĂŽtel Neng A MbĂ© MbĂ©.
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Autre chambre. Un berlingot de jus dâorange traĂźne sur le sol, ses couleurs ont disparu ravagĂ©es par trop de soleil et de pluie. Un peu plus loin, une bouteille de whisky, vide, debout sur la dalle se tient le plus droite possible. Elle ne doit pas ĂȘtre bien ĂągĂ©e, sinon, elle serait dĂ©jĂ tessons et miettes de verre. Alors, Jason se dĂ©saltĂ©rait-il dans le coin de cette piĂšce, il y a quelques jours, quelques heures ?
Elle ne lâa jamais vu boire de whisky.
Mais Louise, peut-ĂȘtre ?
Et comment sâĂ©clairent-ils la nuit, Jason, Louise ou qui que ce soit dâautre ? Et oĂč sont-ils maintenant ?
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Devant elle, le cadre dâune fenĂȘtre offre une vue agrĂ©able sur la Marina. Une pirogue silencieuse vogue entre deux voiliers immobiles. Debout Ă lâarriĂšre, un homme enfonce une longue perche dans lâeau pour prendre appui sur le fond et pousser sa barque en avant.
La marée est basse.
Le sable est nu sous lâeau transparente.
MĂ©dĂ©e nâa pas le temps de sâĂ©mouvoir sur le prĂ©sent car un craquement Ă©trange lâappelle Ă lâĂ©tage. Elle sâembarque sur lâescalier et au seuil du second niveau, elle manque de trĂ©bucher sur deux boites de NescafĂ©s, vides, posĂ©es Ă terre non loin dâun carton, vide lui aussi bien quâĂ©tiquetĂ© « Mayor, bouteille dâhuile raffinĂ©e ».
PiĂ©tinant toujours lâardoise qui cĂšde sous ses pas, elle entre dans une nouvelle piĂšce. Au beau milieu dâun pan de mur gris oĂč la peinture sâĂ©caille, elle aperçoit un magnifique tableau. Dans un cadre immense, une grande image figure un bord de mer irrĂ©el.
Quand a-t-on pris cette photo ?
OĂč a-t-on pu trouver vision si apaisante ?
Est-il possible quâun paysage dĂ©gage une telle sĂ©rĂ©nité ?
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HypnotisĂ©e par lâimage, elle sâen approche.
Comme le photographe a bien saisi le souffle du vent sur les herbes hautes.
Et ces cocotiers penchĂ©s vers le sable comme sâils voulaient Ă©chapper Ă leur blanche clĂŽture.
Et ce ciel azurĂ© comme la mer trop bleue, oĂč des vaguelettes indĂ©centes ondoient de voluptĂ©.
Et lâocĂ©an qui contemple cet enfant debout sur le sable.
Médée tend les bras pour toucher.
Elle manque de tomber par la fenĂȘtre.
Et dĂ©jĂ , lâenfant se remet Ă courir dans le sable.
Une fenĂȘtre⊠câĂ©tait juste une fenĂȘtre ouverte sur une rĂ©el illusoire.
DerriĂšre elle, craquement de lâardoise, on jurerait des pas.
La Suite de Petroleum Ă la Margouline 
Du grand Bessora ! IdĂ©al pour commencer…
Du grand Bessora ! IdĂ©al pour commencer…