A dix-huit ans j’en avais dĂ©jĂ quatre. Aujourd’hui j’ai deux fois mon âge de l’Ă©poque, et il ne m’en reste qu’un. Celui-lĂ , il s’appelle Denver. Parce que Amy Denver of Boston m’a aidĂ©e Ă l’accoucher, il y a bien longtemps, dans les eaux de l’Ohio.
Un jour, des années après, on revenait d’une foire pour les Nègres avec Denver et mon amoureux, Paul D. Et on a découvert une jeune fille trempée qu’était adossée à une souche.
Des insectes lui courraient dans la bouche.
Elle avait du mal Ă respirer.
Me demandez pas pourquoi mais quand je l’ai vue, cette petite, j’ai eu besoin de pisser, et pas qu’un peu. Je suis allĂ©e pisser les chutes du Niagara derrière un arbre. Parole j’aurais jamais cru qu’une vessie, mĂŞme la mienne, puisse contenir autant d’eau qu’un utĂ©rus. C’Ă©tait de la flotte salĂ©e comme le chagrin
Ma poche vidée, on a ramené la gamine qui respirait bizarrement à la maison.
La maison, faut vous dire qu’elle était hantée par un fantôme, avant. Le fantôme d’un de mes bébés, Celle qui rampait déjà . Mais le fantôme de cette petite (mon troisième bébé, juste avant Denver), il est parti quand Paul D est arrivé. Je ne sais pas. Je suppose que le bébé fantôme était jaloux de mon nouvel amour. Et puis la petite qui avait du mal à respirer nous est apparu, adossée à sa souche, avec des papillons plein le corps. Elle est venue habiter avec nous. Beloved. Elle nous a dit qu’elle s’appelait Beloved.
Elle Ă©tait tellement faible…
Denver l’a soignĂ©e, ça lui faisait comme une soeur, un peu de vie et de compagnie dans cette maison hantĂ©e. Beloved adorait par-dessus le sucre et la douceur. I want sweet. Elle disait toujours ça. De la douceur. Et moi, Sethe, elle me vĂ©nĂ©rait comme c’est pas Dieu possible. Denver s’est bien occupĂ©e d’elle…
Oui, elle m’est revenue. C’est pour ça que Paul D la regardait d’un oeil inquiet. Il Ă©tait jaloux de notre trio, je suppose. Et puis un jour, il est parti. Normal. J’ai l’habitude. Et heureusement qu’il est parti. Parce que sinon je n’aurais pas regardĂ© Beloved comme il fallait. Sinon, je ne l’aurais pas reconnue.
C’est sa cicatrice sur le cou, oui. Beloved, on en avait parlĂ© dans les journaux peu de temps après la naissance de Denver. Et comment vous dire… de sa mère aussi on avait parlĂ©.
La mère de cette gamine, elle avait assommĂ© ses deux fils Ă coup de pelle. Et elle avait Ă©gorgĂ© une de ses deux filles. La petite dernière, Denver, c’est le destin qui l’a Ă©pargnĂ©e. Je n’ai pas eu le temps de…
Mes deux fils ont survĂ©cu, c’est après qu’ils sont partis.
Denver est restée près de moi. Et le bébé fantôme aussi.
Parce que elle, Beloved, j’avais rĂ©ussi Ă la sauver. La tuer, c’Ă©tait la sauver, vous comprenez. Je ne voulais pas que mes enfants soient des esclaves. Je les prĂ©fĂ©rais au paradis, près de ma maman qu’a Ă©tĂ© pendue sous mes yeux quand j’étais toute petite.
Alors voilĂ , Beloved, mon bĂ©bĂ© fantĂ´me, il m’est revenu en chair et en os. Elle aimait le sucre et la douceur et mes odeurs. Mes odeurs lui avaient tellement manquĂ©. Mon poignard l’avait tellement blessĂ©e. Elle est revenue. Et elle a commencĂ© Ă m’en vouloir, passionnĂ©ment. De l’avoir quittĂ©e. De l’avoir trompĂ©e. De ne pas l’avoir reconnue. Juste parce que j’en avais qu’après mon amoureux. C’est ce barbu… un jour qu’on Ă©tait Ă la foire avec Denver.
Mais Beloved m’a voulue pour elle seule. Elle voulait tout ce que j’Ă©tais. Elle dĂ©sirait tout ce que j’avais. Alors elle a pris mon amoureux. Elle l’ a possĂ©dĂ©, malgrĂ© lui. Et Paul D. est parti. Normal.
Me suis retrouvée seule avec mes deux filles. Denver et Beloved me suffisaient amplement.
Mais Beloved voulait du sucre, encore du sucre, toujours plus de sucre et de douceur.
I want sweet.
C’est devenu l’horreur.
Et après ?
Demandez Ă Toni Morrison ou Ă Thandie Newton.
Moi, franchement, j’ai plus qu’à mourir.
François says
Beau et Ă©mouvant. Un bon moment de littĂ©rature ! Et pas seulement dans la forme, avec un fond aussi. Ca me fait penser Ă un Styron (« Les mĂ©moires de Nat Turner ») qui serait revisitĂ© par l’enfant de Faulkner et d’Emily Dickinson.
Mes compliments !
Les photos sont belles aussi…
François says
Beau et Ă©mouvant. Un bon moment de littĂ©rature ! Et pas seulement dans la forme, avec un fond aussi. Ca me fait penser Ă un Styron (« Les mĂ©moires de Nat Turner ») qui serait revisitĂ© par l’enfant de Faulkner et d’Emily Dickinson.
Mes compliments !
Les photos sont belles aussi…
Le vrai et seul bruno says
Le Sucre. C’est ami qui ne vous veut pas que du bien !!!
JNVSP
le vrai et seul bruno says
C’est un ami ou Cet ami, au choix !!!
Le vrai et seul bruno says
Le Sucre. C’est ami qui ne vous veut pas que du bien !!!
JNVSP
le vrai et seul bruno says
C’est un ami ou Cet ami, au choix !!!
Marguerite says
Tu prends racines ?
Marguerite says
Tu prends racines ?