Enfermée dans son nid, la gorille à dos argenté écrit sa saga, La Dynastie des Boiteux. Tome 2, St-Malo, an 26 du siècle 19. Jean-Marie s’embarque pour l’île Bourbon. Des sept doigts qui lui restent, la gorille l’écrit. Mais voilà, hors du nid c’est l’automne, saison des amours. Autrement appelée processus d’intégration à la chaîne du livre, cette saison oblige la gorille à quitter Jean-Marie pour polliniser un certain nombre de fleurs.
Elles s’appellent commerciaux rosae, représentants helloborus, diffuseurs hibiscus… sans elles, il n’y aurait pas de fruits dans les librairies. Car ces commerciaux, représentants, diffuseurs assurent aux livres leur mise en place sur les tables des libraires, ou dans leurs rayons… Au préalable, les gorilles, entre autres pollinisateurs, répandent sur elles les poussières fécondantes. Aussi, du pollen plein les pattes, je quitte mon nid pour rejoindre le tram de la jungle (ligne T3), et arriver en retard de sept minutes au lieu dit La Martinière, espace de pollinisation. 7 minutes perdues, par la faute de la direction générale de la Régie Autonome des Transports Parisiens.
C’est donc une gorille fulminante qui débarque à l’espace de pollinisation, une manière de King-Kong, une sorte d’incroyable Hulk qui cache ses fulminations. J’ai besoin de tuer quelqu’un, dans la direction générale de la RATP. Mais j’ai appris à réprimer mes instincts criminels.
Douce et avenante comme une gorille de zoo, je rejoins une machine à café où je retrouve St-Pierre de Bisiou de Serpent à Plumes, et St-Xavier de Belrose de Serpent à Plumes. Saints patrons de l’édition, ils sont de nationalité inca. Je me suis acoquinée à ces serpents pollinisateurs dès mes premiers balbutiements littéraires. Mes vieux complices me présentent donc Cyphora Petit-Jean Cerf, mi-gorille mi-cervidée mais aussi mi-médium mi-professeure de lettres. Elle est venue assurer une pollinisation pour Comme du Cristal. Quant à Karim Madani, c’est un animal boy à 100%, un scooteriste en 125, mais aussi un musicien à 78 tours. Il est venu pour Animal boy. Becs et ongles, nos éditeurs incas défendent aujourd’hui nos livres face à une assemblée de représentants. Ces fleurs sont déjà réunies dans une serre attenante à la machine à café. Si la pollinisation réussit, nos livres fructifieront en librairie dès le mois de janvier, et puis aussi en février.
Les premiers, St-Pierre et St-Xavier partent à la conquête des fleurs. Bretonnes, normandes, oisiennes, belgo-suisses, elles viennent des six coins de l’hexagone et de trois côtés de l’Europe. Cyphora rejoint bientôt la serre, tandis que Karim et moi sirotons un café à la vanille de Bourbon accompagné d’un Bounty, et d’un paquet de chips. Enfin, Cyphora revient, le visage tout poudré de pollen fécondant. Une incommensurable douceur habite son regard : la pollenisation s’est bien passé, dit-elle, les fleurs m’ont paru plutôt bienveillantes. Oui, elles étaient lascives. Et accessoirement je suis professeure de français.
A mon tour. Je pénètre la salle aux fleurs, prends place sur une petite chaise qu’encadrent St-Pierre et St-Xavier. 17 fleurs à polliniser en 10 minutes. Je règle mon minuteur. Sont-elles vraiment 17 ? Je ne sais pas, je n’ai pas le temps de les compter, mais le chiffre 17 me sied, et ces 17 paraissent consentantes, personne ne pourra m’accuser de viol. Alors je pollinise, par une méthode approximative que je voudrais être celle du pitch. To pitch = lancer une balle… Dix minutes plus tard, sonne le minuteur, je m’arrête, au milieu d’un mot. Je lève les yeux pour lire sur les visages les effets de mes séductions. Impassibles pétales… A mon tour de rejoindre la machine à café, toute poudrée de pollen résiduel, à Karim de prendre ma suite, son front est légèrement plissé…
La pollinisation est une telle épreuve…
Un déjeuner s’ensuit, fleurs, saints, gorilles, cerfs et boys animals, nous voilà réunis autour d’une table étroite et rectangulaire, au restaurant dit Aubergine et cie. L’aubergine ne fut-elle une fleur avant de légumifier ?
Face à moi une directrice des ventes, charmante cinnamomeae allergique au chocolat. A ma gauche, une fleur de normandie, à ma droite une citoyenne-fleur de Senlis et un peu plus loin, un ajonc de Bretagne. Il souffle vers moi une humeur délicieusement iodée, j’entends l’océan, me revoilà à St-Malo. An 26, siècle 19, un boiteux nommé Jean-Marie s’embarque pour Bourbon.
Je suis ton homme !
Adieu Dieu du Bourbon et du Pollen
Je m’en fuie où le soleil se tarit;
Neige percera ma peau de Gorille
En l’honneur de l’odeur de ton haleine.