A cheval sur deux siĂšcles ( le 19 et le 20), Bourdelle sculpte dans une impasse parisienne. Donnez-lui du plĂątre, du marbre, du bronze, il vous fabrique du gĂ©nĂ©ral, du bas-relief, de la figure mythologique, du tĂ©ton palpitant, des gueules qui hurlent la guerre. La gloire lui fera les yeux doux. L’AmĂ©rique lui rendra hommage.
Et lâimpasse du Maine est devenue la rue Bourdelle, habillĂ© du musĂ©e dont le sculpteur a rĂȘvĂ©. Mais ces galeries ne sont pas tout Ă fait le mausolĂ©e de ses rĂȘves.
En son temps, Emile-Antoine dessine dans tous les sens. Il peint, il plante des acacias, il collectionne, il photographie. Il lutte contre la contrefaçon : le téléchargement illégal de ses sculptures.
Le voilĂ qui Ă©pouse ClĂ©opĂątre, son ancienne Ă©lĂšve. Elle lui donne une enfant, Rhodia, qui vĂ©nĂšre son pĂšre. Nâest-il pas le gĂ©nial tyran de lui-mĂȘme. La vĂ©nĂ©ration du tyran, câest la premiĂšre exigence  de tout fanatisme.
Or un jour, la trentaine sonne Ă lâatelier de Bourdelle. Il est temps, songe le gĂ©nie trentenaire, dâorganiser ma postĂ©ritĂ©. Câest une pensĂ©e trĂšs naturelle, qui occupa lâesprit des plus grands pharaons. Antoine conçoit donc les plans de sa pyramide : des briques roses, une tour florentine, des fresques et des sculptures.
Il projette son immortalitĂ© Ă la Porte dâAuteuil. Son atelier-musĂ©e-mausolĂ©e dans le 16Ăšme arrondissement de Paris,  câest la moindre des choses. Mais câest aussi trop cher. Il songe Ă la place dâIĂ©na, adresse dĂ©jĂ prise par NapolĂ©on : nul nâa oubliĂ© sa victoire, Ă IĂ©na, sur dâabominables prussiens. Bourdelle souffrirait-il un tel ombrage ?
Il meurt avant de pouvoir y rĂ©flĂ©chir…
Lui reste une Ă©pouse, soumise aux idĂ©aux de son mari, comme seules peuvent lâĂȘtre les femmes dâartistes, ou les femmes voilĂ©es. Les fĂ©ministes adulent toujours les premiĂšres, et lapident systĂ©matiquement les secondes.
Pourtant, grùce à  la dévotion opiniùtre de Cléo, et grùce à la théorie de la reproduction sociale de Bourdieu, le musée Bourdelle voit le jour.
« Je serai conservateur du musĂ©e ma vie durant, dĂ©clare ClĂ©o, et ma fille aprĂšs ma mort… »
Et aussi lâarriĂšre-arriĂšre-petite-fille de la fille de sa petite-fille, probablement.
ClĂ©o tient parole. Rhodia se soumet. Lâenfant chĂ©rie sâaccroche Ă la vie pour feu son pĂšre, jusquâĂ lâĂąge de 91 ans. Seulement voilĂ , aprĂšs Rhodia, point de fille. Ne reste quâune concierge acariĂątre. ObligĂ©e de lĂ©guer par testament les Ćuvres de son pĂšre Ă la Ville de Paris, Rhodia impose ses conditions : on garde la concierge, dernier vestige de la dynastie des Bourdelle.
La Ville accepte la donation, et la condition. Mais toute rĂ©publique est Ă lâimage de ses reprĂ©sentants : ses promesses nâengagent que ceux qui y croient. Et quand ceux qui y croient sont morts⊠elles nâengagent plus personne.
Alors la concierge est expulsée du musée par jugement administratif. Elle proteste.
« Je suis la mĂ©moire du musĂ©e ! Ma mĂšre et ma grand-mĂšre Ă©taient dĂ©jĂ les gardiennes du lieu. Mon grand-pĂšre a enterrĂ© les Ćuvres de Bourdelle dans le jardin pendant la guerre pour que les Allemands ne les prennent pas ! »
Peine perdue. La vieille dame est expulsée, et relogée⊠dans la maison de Balzac, autre mausolée, du  16e arrondissement.
Alors la Ville de Paris profane les reliques de Bourdelle avec de lâart qui se dĂ©clare contemporain: les intemporelles allĂ©es du mausolĂ©e Bourdelle se peuplent d’oeuvres nouvelles, dites modernes, mais pas toujours d’avant-garde.
Ce pur halo de lumiĂšre se dilate et se rĂ©tracte sur Ă©cran blanc. Devant cette vidĂ©o sans titre, et si dĂ©sincarnĂ©e, mon cĆur sâarrĂȘte et mon cerveau ne pense plus. Si je nâavais pas mal aux yeux, dame, je me croirais cliniquement morte.
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