Câest un tableau aussi grand quâun radeau. AccrochĂ© au musĂ©e du Louvre, il est signĂ© GĂ©ricault. Des morts vĂ©ritables y sont peints. Et dâauthentiques cannibales ont fait sĂ©cher leur pitance sur les haubans de ce radeau.
23 juin, 5 heures aprÚs midi, Napoléon est tombé depuis un an.
Louis 18 est de retour, et aussi la capitaine Chaumareix, respectable rescapĂ© de la guillotine. Ă 51 ans, lâaristocrate nâa pas naviguĂ© depuis 20 ans. Mais il dirige la MĂ©duse, une frĂ©gate Ă trois mĂąts.
Un homme tombe Ă la mer. Et se noie. Un mousse. Juste un mousse.
400 passagers voguent vers Saint-Louis du Sénégal : le nouveau gouverneur, sa cour, sa famille, ses fonctionnaires coloniaux, ses militaires. Des géographes aussi, des loups de mers, des chirurgiens. Du petit peuple également.
Lâarrogant Chaumareix navigue trop prĂšs des cĂŽtes. NâĂ©coutant pas les matelots, il finit par sâĂ©chouer sur un banc, quelque part entre la Mauritanie et le SĂ©nĂ©gal. Prendre un banc de sable Ă marĂ©e haute, câest une honte. Mais le capitaine, chevalier des ordres royaux et de la lĂ©gion dâhonneur, ne veut pas perdre la face.
La haute mer est proche.
Jeter le superflu pardessus bord pour regagner lâeau profonde. Ăa ne suffit pas.
Alors construire un radeau pour stocker les provisions.
4 juillet, belle journĂ©e, flotte Le MĂ©duse. Mais le soir, une tempĂȘte se lĂšve, la mer se dĂ©monte, coque crevĂ©e.
RetirĂ© dans ses quartiers, Chaumareix et ses amis prĂ©voient un plan dâĂ©vacuation : Ă eux les 6 chaloupes, le radeau pour les autres. Ces autres se soumettent. Et croient Ă cette promesse : n’ayez crainte, les chaloupes vous remarqueront.
Embarquement, dans une grande confusion. Le radeau sâenfonce dĂ©jĂ de 60 centimĂštres. On le dĂ©leste de provisions, de ses brise-lames, de son bastingage. Passagers affolĂ©s, femmes en pleurs, soldatesque hĂ©sitante. Câest un radeau de 110 m2, sans voiles ni mĂąts, oĂč sâentremĂȘlent 150 personnes. GradĂ©s, anciens bagnards ou insoumis, dĂ©serteurs, recalĂ©s des corps expĂ©ditionnaires. ConcentrĂ© de populace mĂ©prisĂ©e, mĂ©prisante, et qui nâest jamais tendre avec la vie. Ăa promet.

De lâeau jusquâaux genoux. Parfois jusquâĂ la ceinture. Des pistolets et des coutelas cachĂ©s dans les vĂȘtements.
10 kilos de biscuits leur sont jetĂ©s dans un sac. Il tombe Ă lâeau. On le rĂ©cupĂšre. Le radeau amarrĂ© aux chaloupes, Chaumareix, pour calmer ce peuple remuant, jure de ne jamais les abandonner. On prend la mer.
Sur le radeau, le peuple crie Vive le roi !
Un mouchoir blanc est accrochĂ© au bout dâun fusil.
Et sans témoins les représentants du pouvoir monarchique coupent les amarres.
VoilĂ le radeau livrĂ© Ă lui-mĂȘme, dĂ©rivant vers la haute-mer. 150 boat people viennent dâĂȘtre sacrifiĂ©s en silence, en secret.
Ă bord, 5 barriques de vin, 2 d’eau douce, du biscuit imbibĂ© d’eau de mer. Tout s’engloutit en un jour. Reste un peu de vin.
Et le soir, on prie fort pour couvrir les gargouillis.
Nuit profonde, tempĂȘte tropicale. On sâagglutine. Des jambes glissent et se brisent. Des bagarres Ă©clatent. On se bouscule. On poignarde. Des corps passent par-dessus bord.
Le lendemain. Moins 20 personnes. Câest dĂ©jĂ plus confortable. Mais quand mĂȘme, ces cadavres qui jonchent le radeau. Cela dit, le jour est calme, on nâoublierait presque comme lâeau de mer ronge la peau. Et comme la chaleur assĂšche les gosiers.
AriditĂ© extrĂȘme. Et puis flots dĂ©chaĂźnĂ©s.
On sâenivre pour tenir. Quelques dĂ©ments dĂ©membrent le radeau Ă coups de hache.
Un matin, en sâĂ©veillant un officier voit un matelot lui coupant le pied. Que fais-tu lĂ ?
63 morts et disparus. Bon, ça fait de l’espace en plus. Mais plus dâeau douce. Et lâeau de mer remontĂ©e Ă la taille. On mange le cuir des chapeaux. Et des linges.
Ensuite, plus rien.
PrĂȘts Ă goĂ»ter notre premier cadavre.
Manger les plus faibles. Ils se sont laissĂ© mourir. Ils se sont laissĂ© tuer. Mais d’abord, sâorganiser. SĂ©lectionner un cadavre. Faire sĂ©cher sa viande sur les haubans. AprĂšs tout, ne reste que 27 personnes Ă nourrir. Mais les malades ? Faut-il partager avec des malades en sursis ? Question Ă lâordre du jour dâun conseil improvisĂ© sous une petite tente. RĂ©solution : les malades sont un poids inutile. Il faut leur Ă©pargner des souffrances. Il faut garder le vin. Le peu qui nous reste.
Quâon les jette Ă lâeau.
Papillon vole. La terre est donc proche ? Pourquoi reste-t-elle hors de portée ?
Plus de vin ni dâeau. De lâurine.
On la stocke dans des boĂźtes en fer blanc.
13Úme jour, bateau au loin. Cette tache blanche, on la devine sur la toile de Géricault.
Tout le monde se lĂšve. Tous sâagitent. La tache blanche passe son chemin.
Ils se résignent à mourir.
Quelques-uns Ă©crivent le rĂ©cit de ces journĂ©es sur un bout de tissu. Un jour, peut-ĂȘtre, ce tĂ©moignage sera retrouvĂ©. Une justice posthume leur sera rendue ?

Mais la tache blanche reparaĂźt.
Et voilĂ que sur le radeau, les cannibales fĂ©roces sâembrassent et pleurent comme des enfants.
PrĂȘts Ă embrasser leurs prochains bourreaux.
Mais quel Ăąge avez-vous ?
On jurerait que vous y étiez !
Mais quel Ăąge avez-vous ?
On jurerait que vous y étiez !