On lira l’intĂ©gralitĂ© de ce petit texte en anglais, mais oui, on est bilingue, dans l’anthologie amĂ©ricaine oĂč je suis dĂ©sormais statufiĂ©e Best European Fictions 2016 (Dalkey Archive Press)
JâĂ©tais fixĂ©e sur ce pot de yaourt, favorablement nĂ© de mon imaginaire.
Son emballage en papier recyclable se prĂ©sentait donc Ă mon esprit, indiquant un arĂŽme naturel de framboises. Son opercule en aluminium prĂ©cisait une date de pĂ©remption largement dĂ©passĂ©e. Mais il Ă©tait encore consommable : comme nous, les yaourts ont une vie aprĂšs la mort, une existence de 21 jours Ă peu prĂšs. Ensuite, il faut les incinĂ©rer. Comme nous. Encore que. Nous, nous avons le choix. Aussi nous ne choisissons pas toujours la crĂ©mation. Pourtant, de nombreuses cultures la recommandent. En tout Ă©tat de cause, lâincinĂ©ration du yaourt pĂ©rimĂ© est une exigence environnementale, et une obligation lĂ©gale.
En attendant, ce produit laitier ne mâĂ©tait pas venu en tĂȘte pour que je lâincinĂšre. Ni mĂȘme pour que je le mange, Ă mes risques et pĂ©rils. Il mâĂ©tait apparu, en gros plan, pour mâextirper de certains voyages que, dans mon sommeil, jâentreprenais malgrĂ© moi.
En effet, grande voyageuse devant lâĂ©ternel, je voyage aussi dans le sommeil.
Veuillez croire que câest dĂ©testable.
Cette fois-ci, c’Ă©tait juillet, nuit poisseuse et relents dâinvisibles tilleuls, qui dans un jardin sâĂ©brouaient, tels des chiens mouillĂ©s. Je voulais dormir, simplement dormir. Ătait-ce trop demander Ă quatre heures du matin ? Or des rĂȘves intempestifs me lâinterdisaient. Pour en sortir, je devais me fixer sur une image, et cette image fixe devait mâarracher au rĂȘve. Ainsi, ce yaourt avariĂ©. ImposĂ© Ă ma conscience, il Ă©tait ma deuxiĂšme, peut-ĂȘtre ma troisiĂšme tentative dâĂ©vasion de mon nomadisme onirique.
C’est-Ă -dire du voyage sous narcose.
Le voyage sous narcose est une grave maladie du sommeil, chronique, et bien plus dommageable que la piqĂ»re de la mouche tsĂ©-tsĂ©. Certes, la mouche tsĂ©-tsĂ© peut-ĂȘtre mortelle, mais le voyage sous narcose, lui, ne vous laisse mĂȘme pas cette Ă©chappatoire. On y perd la mĂ©moire, la notion du temps, et lâon se convainc parfois dâavoir vĂ©cu des Ă©vĂšnements qui nâont jamais existĂ©. Dans les cas les plus graves, lâon oublie son identitĂ© originelle pour lui en substituer une autre (souvent de valeur moindre).
Or ce matin-là , de juillet poisseux, la tyrannie du voyage sous narcose avait commencé vers 1h.
Jâavais cru mâassoupir vingt minutes plus tĂŽt, mais voilĂ que dans un rĂȘve, jâĂ©tais parfaitement Ă©veillĂ©e. De mes yeux grands ouverts, je me dĂ©couvrais Ă Abidjan, capitale dâune CĂŽte dâIvoire. Rien ne me le spĂ©cifiait, mais je me savais en cette ville Ă©tincelante. Debout en plein cagnard, au beau milieu dâun marchĂ© aux poissons, jâavisais les alentours Ă la recherche de mon lit.
Non, je ne voulais pas ĂȘtre ici, Ă©blouie par le soleil dâivoire (ce soleil avait la texture et la couleur dâune dĂ©fense dâĂ©lĂ©phant, mais il Ă©tait plus rond, bien sĂ»r, et beaucoup plus brillant).
Dâici, je ne voulais pas.
Je voulais de mon lit, mon lit Ă Paris, Paris et mon lit, qui mâattendaient, et devaient se ronger dâinquiĂ©tude, puisque je nâĂ©tais pas lĂ . Je ne pouvais pas les laisser seuls, surtout la nuit. Mais dans lâAbidjan oĂč jâĂ©tais sĂ©questrĂ©e (narcotiquement parlant), il y avait beaucoup de monde, spĂ©cialement des petites vendeuses de beignets, et ces individus amalgamĂ©s me bouchaient la vue. Je pense quâils le faisaient exprĂšs. Impossible, donc, de mâextraire de ce songe ivoirin et horriblement lucide, et qui sentait le poisson plus que le beignet.
Au bout dâun certain temps en Abidjan, moi qui nâaspirais quâau repos, jâai vu mes jambes se mettre Ă courir. Sans mon aval, elles se sont emballĂ©es, comme deux personnes dotĂ©es dâune volontĂ© propre, et contraire Ă la mienne. Câest quâelles avaient vu, derriĂšre moi, trois policiers lancĂ©s Ă nos trousses. DĂ©sormais je courais pour les fuir, et dans mon dos je les entendais hurler.
Ils vocifĂ©raient que je nâavais pas de visa.
Il fallait retourner dans mon pays fissa.
Mes jambes couraient toujours, dĂ©jĂ moites de sueur, et moi je mâessoufflais, mais je criais quand mĂȘme Ă mes poursuivants que je ne demandais pas mieux que de rentrer chez moi. Seulement jâavais perdu mon lit. Comment rentrer chez vous quand vous ignorez votre adresse ?
Jâentendis des coups de feu. On me tirait dessus. Ces policiers, sans doute, zĂ©lĂ©s, fĂȘlĂ©s, mĂȘme.
Alors que jâĂ©prouvais douloureusement la perforation de mon poumon droit, par au moins deux balles de kalachnikovs, je me demandai pourquoi la narcose mâavait dĂ©barquĂ©e en ce pays, Ă cette heure-ci, dans un marchĂ© poissonnier et sous un soleil Ă faire fondre lâatome. Je courais toujours, mais moins bien, bien sĂ»r, car mon poumon droit ne fonctionnait plus. Ce manque dâoxygĂ©nation mâamena Ă des considĂ©rations mĂ©taphysiques : qui ? OĂč ? Pourquoi ? Ă©tais-je prisonniĂšre dâici parce que jâavais Ă©crit dans lâaprĂšs-midi ?
Je suis Ă©crivain en effet. Du moins, câest lâidentitĂ© que je me connais aujourdâhui, mais je ne suis pas sĂ»re quâelle soit originelle. Peut-ĂȘtre ai-je Ă©tĂ© quelquâun dâautre, avant, mais jâai oubliĂ© qui. Il est aussi possible que jâai volĂ© mon identitĂ© dâaujourdâhui Ă un pauvre innocent.
En tout Ă©tat de cause, jâĂ©cris.
Veuillez croire que jâen paye le prix.
Le voyage sous narcose est une grave maladie du sommeil
Mon lit devait se ronger dâinquiĂ©tude, puisque je nâĂ©tais pas lĂ
Je courais toujours, mais moins bien, bien sûr, car mon poumon droit ne fonctionnait plus
François Prunier says
C’est l’Ă©ternel dĂ©bat sur la bouteille Ă moitiĂ© vide ou Ă moitiĂ© pleine : le doute sur notre Ă©trange situation et son caractĂšre manifestement Ă©phĂ©mĂšre peut signifier aussi que nos misĂšres prendront fin un jour…
Et puis, des fois, les rĂȘves sont bien agrĂ©ables (mais dans ce cas, il est vrai que c’est le rĂ©veil qui est pĂ©nible…).
Enfin, il m’est arrivĂ© de manger des yaourts trois mois aprĂšs la date de pĂ©remption sans en ĂȘtre aucunement incommodĂ© : le produit avait mĂȘme conservĂ© son goĂ»t. Il faut toujours les ouvrir et se fier Ă l’aspect, l’odeur, etc, puis goĂ»ter un tout petit peu avant de se lancer ou d’y renoncer !